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d’habitude était terne et abattu, et il serrait convulsivement les poings. Il s’approcha de la jeune fille, et, joignant les mains, reprit d’une voix suppliante : — Lénora, aie pitié de moi ! Dans cette fatale entrevue avec M. Denecker, j’ai souffert tous les tourmens qui peuvent torturer le cœur d’un gentilhomme, le cœur d’un père ; j’ai bu à longs traits le fiel de la honte, j’ai vidé jusqu’à la lie la coupe de l’humiliation ; mais tout cela n’est rien auprès de ta douleur. Oh ! je t’en supplie, remets-toi, montre-moi ton doux visage que j’aime tant, laisse-moi retrouver des forces dans ta résignation…. Lénora !… Ah ! ma tête se perd !… je me sens mourir de désespoir !

En prononçant ces mots, il s’affaissa sur une chaise, brisé par la foudroyante émotion qui l’accablait. Lénora s’approcha de son père, appuya la tête sur son épaule, et dit d’une voix entrecoupée de sanglots : — Ne le revoir jamais, renoncer à son amour, perdre ce bonheur si longtemps rêvé ! Hélas ! hélas ! il en mourra de chagrin !…

— Lénora ! Lénora ! dit le gentilhomme d’un ton suppliant.

— O mon père bien-aimé ! s’écria la jeune fille, perdre Gustave pour toujours ! cette affreuse pensée m’accable. Tant que je serai près de vous, je bénirai et je remercierai Dieu ;… mais les larmes m’étouffent maintenant : ah !

e vous en prie, laissez-moi pleurer !

M. de Vlierbecke serra plus étroitement sa fille dans ses bras. Un silence de mort régnait autour d’eux ; ils restèrent longtemps ainsi enlacés jusqu’à ce que l’excès même de la douleur relâchât leur étreinte et ouvrît leurs cœurs à de mutuelles consolations.


VI.

Quatre jours s’étaient écoulés depuis que M. Denecker avait refusé de consentir au mariage de Gustave avec Lénora, lorsque parut dans la lande de bruyère, à une demi-lieue environ du Grinselhof, une voiture de louage qui s’arrêta bientôt dans un chemin détourné.

Un jeune homme en descendit et indiqua au cocher une auberge assez éloignée ; les chevaux firent un demi-tour, et la voiture reprit la route qu’elle venait de suivre, tandis que le jeune homme s’avançait d’un pas rapide dans la direction opposée. Il paraissait en proie à une vive agitation, et frissonnait parfois comme épouvanté par ses propres pensées.

Dès que le Grinselhof apparut à travers les arbres, il se mit à marcher avec précaution le long de la haie ou à passer d’un côté à l’autre du chemin en cherchant les endroits où l’épaisseur du feuillage pouvait le cacher. Arrivé à l’allée qui précédait la cour, il poussa un cri de joie ; la porte était ouverte. Grâce aux arbres et aux buissons, il se glissa sans être vu jusqu’au pont, passa sur la pointe du pied devant la ferme, et franchit l’épais massif qui ceignait le Grinselhof comme un mur. À peine eut-il fait quelques pas dans le jardin, qu’il s’arrêta tremblant.

Lénora était assise sous le catalpa, la tête appuyée sur le bord de la table ; de violens sanglots soulevaient son sein, et à travers ses doigts qui voilaient son regard, des larmes brillantes tombaient comme des perles sur le sable du chemin. Le jeune homme s’avança d’un pas léger ; mais si doucement qu’il marchât, la jeune fille leva la tête et bondit toute tremblante en arrière, tandis