Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/523

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avait été, comme en Angleterre, moins nombreuse de moitié. Ce nombre énorme de prolétaires affamés avait bouleversé toutes les conditions de la production. Autrefois l’Irlande était beaucoup moins peuplée : on n’y comptait en 1750 que 2 millions d’âmes, et en 1800 que 4, au lieu des 8 millions de 1846, L’île tout entière ne formait alors qu’un immense pâturage, ce qui est évidemment sa destination naturelle et la meilleure manière d’en tirer parti. Quand cette population surabondante s’est développée, une culture qui en a été en même temps la cause et l’effet, celle des pommes de terre, s’est étendue parallèlement et a absorbé tous les soins, tous les travaux, tous les fumiers. De toutes les cultures connues, la pomme de terre est celle qui peut fournir, surtout en Irlande, la plus grande quantité de nourriture humaine sur une surface donnée de terrain; cette propriété en fait un des dons les plus précieux de la Providence, mais à condition qu’elle ne s’étende pas trop, car alors elle devient un fléau, en épuisant sans les renouveler les moyens de production.

Il y a d’ailleurs, et l’expérience ne l’a que trop prouvé, un extrême danger à fonder sur un seul produit la subsistance de tout un peuple. Outre que la pomme de terre, quand elle est seule, est un aliment grossier et beaucoup moins nourrissant, à égalité de poids et de volume, que les céréales et les légumineuses, ce qui devrait suffire pour n’en pas faire l’ordinaire exclusif des hommes, elle est soumise à d’autres chances que les récoltes de grains, ce qui en fait un complément inestimable de ces cultures, mais doit empêcher de s’y confier absolument. Le vrai rôle de la pomme de terre, dans une bonne économie rurale, consiste à fournir une nourriture abondante aux animaux et un supplément à celle des hommes, afin que, si les autres récoltes viennent à manquer, cette ressource puisse suppléer au déficit. Mais on n’en était pas en Irlande à se demander ce qui valait le mieux; la nécessité parlait, il fallait obéir; la pomme de terre avait déjà couvert le tiers du sol cultivé, et menaçait de s’étendre encore; elle formait à elle seule les deux tiers de la nourriture des campagnes, l’autre tiers était formé par un aliment non moins inférieur, l’avoine.

Tant qu’on obtenait ces deux produits avec quelque abondance, le peuple des petits tenanciers vivait mal, mais il vivait, et malheureusement il multipliait. Quand la récolte venait à manquer ou seulement à décroître, la disette les décimait. Comme en même temps ils ne pouvaient payer la rente, le propriétaire ordonnait de les évincer, ce qui n’était pas facile. N’ayant que des baux annuels et verbaux, il ne leur restait d’autre ressource que la résistance armée. Les agens chargés de recouvrer les rentes, les officiers de police chargés d’exécuter les évictions, étaient reçus à coups de fusil; quand ces