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roi catholique : aussi n’y aurait-il pas de raison, n’en déplaise à M. l’ambassadeur d’Espagne.

« Que vous semble ? L’Espagne a-t-elle plus de privilèges que les autres ? Faut-il pas qu’elle se laisse manier à courbettes aussi bien que la France ? Je ne dis pas qu’elle ne puisse être réservée jusqu’au dernier mets comme Ulysse au Banquet de Polyphème ; mais croyez qu’elle aura quelque jour une atteinte des dents cyclopiques du grand Polyphème Lance-Foudre, car il entend qu’elle lui appartient comme son premier et principal partage.

« S’ils pensent faire bouclier de leurs Indes orientales et occidentales qui leur fournissent lingots d’or, ils doivent se souvenir que cela même leur est venu de la libéralité du saint-père.

« Quant au royaume d’Angleterre, il n’y a point d’acquêt pour nous : ils ont secoué le joug et se sont armés de foudres capitolines. Ne t’ébahis donc pas si ces béats pères sont acharnés contre la reine d’Angleterre, qui les empêche de jouir de leurs délices. Ils ont finalement vendu son royaume au dernier enchérisseur, lequel, pour faire boire de l’eau salée à tous ces braves dons Diègues et Rodrigues d’Espagne qui avaient entrepris de se rendre chevaliers de la Table-Ronde en la Grande-Bretagne, dressa cette formidable armée sur laquelle le Seigneur souffla du ciel. »


Ces citations ont été choisies parmi les moins significatives. Quant à celles qui marqueraient le mieux le génie de l’écrivain, il m’est impossible de les produire. Ce sont des armes que les hommes de nos jours ne peuvent plus porter. Je signalerai seulement le long morceau sur l’institution de la messe. « Il ramassa, dit Homère, et jeta une pierre que trois et quatre hommes tels qu’ils sont aujourd’hui seraient incapables de soulever. »

Ce livre marque mieux qu’aucun autre le chemin fait par la réforme en moins d’un siècle. Qu’il y a loin de là aux premières incertitudes de Luther, à ses violens assauts mêlés de retours subits et de repentirs ! Que le ton a changé en Hollande depuis Érasme, et que celui-ci me semble glacé à côté des torches ardentes de Marnix ! Sa moquerie donne à la victoire un caractère irrévocable. Il ose tout parce qu’il a la double audace de l’esprit et du caractère, et que de plus il parle, il raille, il provoque au nom d’une foi nouvelle. Là est le caractère qui marque son vrai rang dans l’histoire de la langue et des lettres françaises au XVIe siècle. Nos plus hardis écrivains, Montaigne, Rabelais, sont arrivés à l’indifférence, sinon au mépris de toute espèce de religion, ce qui ne les empêche pas, en apparence du moins, de conclure d’une tout autre façon. Quand le sage Charron a étalé son dédain, son aversion pour tous les cultes[1], il se ravise dignement, comme devait le faire un chanoine de Notre-Dame. L’auteur de l’Ile sonnante dit la messe à Meudon ; Voltaire communiera à Ferney par-devant notaire. Cette diplomatie, ces arrière-pensées

  1. De la Sagesse, liv. II, c. 5.