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portées dans la philosophie religieuse peuvent produire de fort beaux livres, une littérature brillante, difficilement des mœurs sûres et des institutions solides. Nous avons affiché un si grand dédain pour la réforme du XVIe siècle, que nous nous sommes fait une loi d’en ignorer l’histoire. Avouons modestement que cette révolution religieuse était la forme de la liberté au sortir du moyen âge, et reconnaissons que ceux qui n’ont pu conquérir cette liberté ont été jusqu’à ce jour impuissans à en établir une autre.

Ce qui ajoute à l’ouvrage de Marnix une force extraordinaire, c’est le parfait accord de sa vie et de ses paroles, de sa croyance et de ses conclusions. Son inspiration est celle des gueux, briseurs d’images ; son ironie, c’est la colère de la Bible retrouvée par la renaissance ; tempête de l’esprit qui disperse aux quatre vents tout ce que Luther, Zwingle, Calvin, ont pu laisser subsister par hasard de l’ancien édifice. Si l’on pouvait se représenter la moquerie d’un Voltaire plein de foi, on ne serait pas loin de Marnix. Il faudrait y joindre le pittoresque de Rabelais sur le fond sérieux d’une ébauche de Pascal ; la manière abondante, le génie plantureux des Flandres, accompagnés des éclats de malédictions qui partent d’une âme éprouvée par quarante ans de combats en pleine mêlée. Il me semble que lorsqu’on n’a pas lu Marnix de Sainte-Aldegonde, on ne sait pas tout ce que renferme encore de flammes et d’ironie vengeresse la langue française. On trouve dans la même page un croyant, un profane, un homme d’état, un grand artiste ; il restait à voir ces oppositions d’humeur, dont aucun de nos écrivains ne donne peut-être une juste idée, je veux dire le mélange de l’enthousiasme religieux et de la moquerie burlesque, David et Isaïe donnant la main à Téniers et à Callot.

Jusqu’ici on avait contesté à l’esprit français la faculté de réunir ces hardis contrastes dans une même œuvre : les Italiens citaient Pulci, les Espagnols Quevedo, les Anglais Butler, les Allemands Ulrich de Hutten. Nous pouvons leur opposer Aldegonde ; il est de leur famille. Un Gargantua religieux, enthousiaste, sublime de foi et d’espérance, qui s’y serait attendu ? Marnix complète ainsi le domaine de la langue française ; elle nous gardait des trésors cachés pour les temps de disette.

À un autre point de vue, Marnix ôte au protestantisme son apprêt et sa raideur. Il a su concilier avec le tour d’esprit le plus populaire l’élévation continue de la doctrine. Vif, aventureux dans son style de cape et d’épée, osant tout, bravant tout, il répand sur le dogme une joie, une bonne humeur, une hilarité inépuisable. On ne peut guère le lire sans penser aux chaudes représentations de la Bible par les peintres hollandais ; à travers les tavernes fumeuses, j’aperçois