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romans qu’on lui laisse lire. Mary Anne a laisse en Irlande un infortuné sweet-heart, jeune médecin de mérite et d’avenir, avec qui elle a échangé les sermens les plus tendres. Or à peine six mois écoulés, et déjà la petite folle en est à se persuader de très bonne, foi qu’on a surpris sa candeur, abusé de son jeune âge, et qu’une personne comme elle peut aspirer aux plus brillans mariages. Orgueil, tu perdis Troie !… et peu s’en faut que Mary Anne Dodd ne subisse le sort d’ilion. Après avoir vu s’évanouir son beau rêve de baronnie allemande, elle prête l’oreille aux insinuations sentimentales d’un nobleman anglais, — celui-là de bon aloi, du moins quant au titre, — lequel s’est peu à peu impatronisé chez les Dodd, qui voient en lui le prétendu de leur fille aînée. Mais quand l’heure est venue de s’expliquer, lorsqu’il pense pouvoir faire accepter à Mary Anne, entraînée à de tendres aveux, ce qu’une révélation pareille a d’effrayant pour elle, le perfide lui avoue qu’il est… déjà marié. Il ajoute à la vérité, correctif excellent, qu’il a été fort malheureux en ménage, et qu’il croit avoir tous les droits possibles de faire prononcer son divorce. Sur cette fragile assurance, Mary Anne, le croira-t-on ? risquerait fort bien le bonheur de toute sa vie, — tant il est vrai que « les voyages forment la jeunesse, » — si un heureux concours de circonstances ne venait faire découvrir à temps que ce misérable lord George Tiverton est complice de Gore Hampton et de sa perfide moitié.

Les aventures du jeune James Dodd, racontées par lui à un de ses camarades d’université, sont à l’avenant de celles de sa sœur aînée. Dès son arrivée sur le continent, il se crée, à l’insu de Dodd père, un budget particulier alimenté par les complaisances intéressées de l’usure, et qui suffit mal à ses dispendieuses fantaisies. Du turf où il a débuté sous la direction de lord George Tiverton, il se trouve naturellement conduit aux salles de jeu, où l’attendent tour à tour les périlleuses hostilités et les faveurs plus périlleuses encore de la déesse Fortune. Cette vie de fièvre continuelle et d’excitations sans cesse renouvelées le dégoûte bien vite de toute occupation régulière, et lorsque son père, après bien des sollicitations restées inutiles, finit par lui faire obtenir une position officielle, notre jeune étourdi, au lieu d’en aller prendre possession, court s’installer en face des croupiers de Hombourg. Il rencontre là, dans un moment où le tapis vert vient de l’enrichir, une belle comtesse aux façons excentriques, écuyère excellente, et dont il s’éprend en la voyant galoper seule dans les bois. Elle paraît aussi riche que belle, et Dodd fils, dont elle accueille les soins avec une faveur marquée, se croyant en passe de terminer par un excellent mariage les folies de sa jeunesse, risque sur cette chance un peu hasardée tous les bénéfices du trente-et-quarante ; mais il apprend bientôt à ses dépens que l’amour et l’hymen, aussi bien que la roulette, ont leurs revers imprévus. La comtesse, bien peu de jours avant la noce, fausse brusquement compagnie à la famille de son prétendu et à son prétendu lui-même. On est quelque temps à savoir qui elle était au juste, et ce qu’elle peut être devenue, lorsqu’un beau jour les Dodd, arrivés à Gênes, entendent retentir de tous côtés le nom de l’incomparable Sofia Bettrame, la reine des cirques, la déesse de la voltige et du saut périlleux. Ce nom magique les attire au spectacle, et là, dans les bras du signor Annibale, le grand Hercule moderne, qui porte, en se jouant, ce léger