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bienvenue ! dit le sculpteur en humant les odeurs qui s’échappaient d’une grande cuisine dont les vastes fourneaux eussent pu servir à préparer un festin homérique. Une quinzaine de rouliers attablés dans cette cuisine y prenaient un repas largement arrosé. En les conduisant à la chambre qu’ils devaient occuper pendant la nuit, la servante leur fit traverser une cour dont la rustique apparence arrêta l’attention d’Antoine. — C’est singulier, dit-il, il me semble reconnaître cet endroit ; c’est pourtant la première fois que j’y viens.

Après avoir réfléchi un moment, il se rappela avoir vu un croquis de cette cour dans une série de dessins rapportés de Normandie par son ami Lazare. — Je m’y retrouve maintenant, dit-il à son compagnon, et cette auberge doit être la même qui m’avait été indiquée dans les notes que j’ai… oubliées.

— Nous sommes au Bon Couvert, répondit Jacques.

— C’est bien ce nom-là, fit Antoine. Il doit y avoir une chambre qui donne sur des briqueteries, et d’où l’on aperçoit la mer ?

— C’est dans l’autre corps de bâtiment, dit la servante qui les accompagnait ; mais cette chambre-là n’est pas libre, elle vient d’être prise par deux voyageurs.

Après qu’ils eurent déposé leurs bagages, Antoine et son compagnon redescendirent dans la cuisine, où Ils prirent leur repas. — Que pensez-vous de l’ordinaire ? demanda Jacques.

— Que je le trouve extraordinaire, répondit Antoine.

— Et dire, reprit le sculpteur avec un certain accent de gravité, qu’avec la moitié moins que cela tous les jours nous assurerions la liberté de ceci et de ceci ! ajouta-t-il en montrant tour à tour sa tête et ses mains.

Ce rappel aux premières et aux plus dures lois de l’existence rendit les deux artistes un moment silencieux. Antoine surtout paraissait péniblement préoccupé ; sa pensée avait repris la route de Paris. Il songeait à sa maison, aux nouvelles privations que devait faire naître son absence coûteuse. Il se reprochait presque de n’avoir point su sacrifier un caprice que la fraternelle camaraderie avait accepté comme un besoin. — Cette idée troublera plus d’une fois le plaisir de mon voyage, dit-il à Jacques, qui s’inquiétait de sa préoccupation.

— Vous avez tort, répondit le sculpteur ; vos amis, j’en suis sûr, seraient mécontens que vous troubliez par le regret et l’inquiétude les courtes heures d’indépendance dont ils ont voulu vous faire jouir. — C’est ce diable de cidre qui nous pousse dans un courant de mélancolie, ajouta l’artiste, essayant d’amener par des plaisanteries une diversion aux sérieuses pensées qui venaient de jeter un nuage dans leur esprit. Ah ! nous sommes durement punis du péché