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— Où avez-vous lu que l’amour fût une chose raisonnable ? Il n’y a au contraire qu’un cri dans l’humanité pour déclarer que c’est une folie. »

— Alors raison de plus, acheva Antoine; je ne suis pas dans une position à en faire.

Il n’en fut pas dit plus long à l’égard de Mme Bridoux, et les deux amis quittèrent la table du Bon Couvert également lestés d’une dose de gaieté saine. On approchait de la soirée, la brise venant de la mer commençait à répandre une fraîcheur qui tempérait la lourde atmosphère de la journée; Jacques proposa une promenade, et Antoine demanda qu’elle fût dirigée vers les hauteurs de la Hève. Ce lieu lui avait, disait-il, été désigné dans l’itinéraire qu’il avait oublié.

— Je vais vous y conduire, dit Jacques. C’est un des endroits les plus élevés du littoral voisin. Vous pourrez voir la mer bien plus largement que de la jetée du Havre, où le regard est trop promptement limité. Pressons-nous un peu, nous arriverons pour le coucher du soleil, qui promet d’être magnifique. C’est un spectacle merveilleux pour qui ne l’a pas vu et pour qui le revoit.

Comme ils suivaient par la falaise le chemin qui conduit aux phares de la Hève, ils entendirent les sons d’un orchestre qui jetait les quadrilles de Musard à la brise de l’Océan.

— On danse donc par ici ? demanda Antoine.

— C’est aujourd’hui fête, répondit Jacques. Il y a bal au grand I vert. Je vous demanderai la permission d’y entrer un moment. Je ne serais pas fâché de signaler mon retour à une personne que j’ai quelque chance de rencontrer là où il y a des violons, ajouta l’artiste en souriant.

Le grand I vert est la plus connue parmi les guinguettes établies sur la partie du coteau de Sainte-Adresse qui regarde la mer. Les habitans du Havre et d’Ingouville s’y réunissent pour manger du poisson les dimanches et les jours de fête. On y danse dans un jardin, sur la porte duquel on lit en grosses lettres : Bal à l’instar de Paris, et un peu plus bas : Entrée de l’instar. Au moment où les deux jeunes gens arrivaient devant la guinguette et se disposaient à y entrer, ils se rencontrèrent avec M. Bridoux et sa fille, qui venaient d’y prendre leur repas. Le père d’Hélène paraissait être de fort mauvaise humeur. Après avoir salué les passagers de l’Atlas, il leur demanda s’ils entraient au grand I vert. Sur la réponse affirmative de Jacques, M. Bridoux essaya de l’en dissuader, et se mit à raconter avec sa prolixité habituelle les sujets de plainte qu’il avait contre cet établissement. Antoine et Jacques durent écouter sans pouvoir l’interrompre toute une série de récriminations puériles à propos du retard qu’on avait mis à servir à M. Bridoux la portion qu’il avait