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les hésitations, les restrictions, les craintes d’un esprit qui s’aventure pour la première fois à des découvertes qui l’attirent en l’alarmant, Hélène abordait, non pas sans surprendre sa réserve ordinaire, des idées qui étaient pays nouveau pour elle, et ce voyage en elle-même était bien autrement intéressant que celui que lui faisait faire son père. Elle ne pouvait rien préciser cependant, mais elle se sentait guidée par de vagues instincts qui de momens en momens faisaient la voie plus libre et moins obscure à sa pensée, en quête d’éclaircissemens. Des subtilités, qui, avant ce jour, n’auraient pu s’arranger avec la franchise de son jugement, lui venaient en aide pour la tromper, quand elle croyait avoir besoin d’illusion. Tout à coup elle sentit son cœur battre avec une violence soudaine en se sentant occupée à ce singulier travail. — Quel en était le but ? A quel propos toutes ces interrogations adressées à elle-même, et qui restaient sans réponse ? Non pas que la réponse lui manquât, mais parce qu’il n’y en avait qu’une à faire, et que, si bas qu’elle l’eût faite, à ce seul mot, même avoué à pensée basse, tous les échos de son être l’auraient répété cent fois, mille fois et tout haut.

Hélène avait vingt ans. Sa vie s’était écoulée dans un intérieur où le devoir était le dieu domestique, dont les servans étaient la patience, le courage, la robuste volonté, qui est la force matérielle de l’intelligence, quelle que soit l’œuvre humaine où elle s’applique. Nés dans une condition modeste, ses parens lui avaient en tout temps donné le spectacle de ces laborieuses vertus, seule dot qu’ils se fussent apportée l’un à l’autre en unissant leurs destinées, unique et première mise de fonds qu’ils priaient Dieu de faire fructifier, et avec laquelle ils avaient failli pendant un moment acquérir mieux que l’aisance, une fortune véritable. Sa mère était très pieuse et réalisait le type de l’épouse chrétienne. A l’incessante activité de son mari, à ces efforts qui font de l’existence de l’industriel une bataille quotidienne, son intelligence, plus passionnée qu’étendue, s’associait par une ferveur enthousiaste dans la protection de la Providence. Que de fois Hélène avait vu sa mère pâle d’angoisse dans ces momens de crise où le mot protêt fait flamboyer sa menace sur le carnet des échéances, ce registre de l’honneur commercial! Tout enfant, elle s’unissait à la pieuse exaltation maternelle, lorsque M. Bridoux était parvenu à sauver son crédit intact. Même à l’époque où il avait pu se croire maître de sa destinée, celui-ci n’avait apporté aucun changement dans ses habitudes. Son seul luxe était de temps en temps un de ces repas auxquels venaient s’asseoir quelques amis qui entretenaient avec lui des relations d’affaires, et dont les mœurs modestes s’appareillaient avec les siennes : humbles esprits pour la plupart, ne parlant guère que de ce qu’ils savaient, et ne sachant rien au-delà du cercle