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des connaissances utiles à leur profession. Ces conversations n’apportaient jamais à l’oreille d’Hélène aucun écho de la vie extérieure. Le mot plaisir était inconnu dans cette maison, où les murs étaient tapissés de préjugés dont on peut médire, mais qui ont cependant des qualités préservatrices. Jamais M. Bridoux ni sa femme n’étaient entrés dans un théâtre ni dans un autre lieu de divertissement public : d’austères traditions, transmises à leur fille, en faisaient le pavé de l’enfer. La première fois qu’ils avaient appris que leur neveu allait au spectacle, cette découverte avait été l’objet d’une affliction voisine de l’épouvante et de remontrances fort vives adressées aux parens de celui-ci. Jamais d’autres livres que ceux nécessaires à l’instruction d’Hélène n’étaient entrés chez eux.

Un jour de l’an, son cousin lui avait apporté en cadeau un volume des poésies de Lamartine; M. Bridoux le mit à l’index : c’étaient des vers! cela était au moins inutile, sinon dangereux. Telle était son opinion laconique à propos de la poésie. L’art n’avait entrée chez lui que sous la forme de gravures représentant des sujets de religion. Il possédait un fort beau Christ en bois sculpté qui avait une véritable valeur artistique; mais cette œuvre, convulsionnée avec toute l’horreur réaliste familière à quelques maîtres espagnols, effrayait Mme Bridoux. Ce n’était point le Dieu patient de la croyance chrétienne que lui représentait ce crucifié révolté contre la douleur. — Jésus est mort en pardonnant, disait-elle, ce bon Dieu-là a l’air de maudire, ce ne peut pas être le Christ; ce doit être le mauvais larron. — pour lui être agréable, son mari avait échangé le chef-d’œuvre de la renaissance contre une vulgaire production de la fabrique nouvelle. — Combien vous a-t-on donné de retour ? lui demanda son neveu. — Plaisantes-tu ? avait répondu M. Bridoux; l’autre était en bois, celui-ci est en ivoire. J’ai donné vingt francs, et j’ai fait un bon marché, tout le monde le dit. — Le monde dont il parlait était de sa force en matière d’art.

Pendant l’époque de sa prospérité, M. Bridoux avait mis sa fille en pension. Ses relations avec des compagnes qui apportaient dans leur caractère et dans leur langage le reflet de l’existence mondaine de leurs parens enlevèrent à Hélène quelques ignorances. Le récit des plaisirs que prenaient ses camarades pendant leur séjour dans leurs familles ne la trouvait pas indifférente, et lui inspira peut-être le vague désir de les connaître aussi. Elle pouvait d’ailleurs espérer dans l’avenir la possibilité de donner une satisfaction à des penchans qui sont compatibles avec l’étal d’indépendance que la fortune assure. Son père ne lui disait-il pas souvent : Je suis en train de te pétrir un million ? Mais le désastre qui mit ce beau rêve à néant, et qui fut peu de temps après suivi de la mort de sa mère, ramena