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résumer sa vie. Placé à temps au milieu d’une grande ferme, Manuel n’eût pas manqué de devenir un excellent cultivateur, car nul mieux que lui ne se rendait compte des tristes côtés du voiturage, dont les propriétaires ont si peur, et a bon droit, dans le Jura, que tous les baux de fermage l’interdisent expressément aux fermiers ; mais où trouver cette ferme, à lui tout seul avec sa vieille mère ? Un paysan ne peut réellement songer à s’établir que quand il est marié ; réduit à ses seules forces, il ne saurait entendre à tout. De tout cela il résultait que pour quitter le voiturage, Manuel aurait eu besoin d’une ferme, et que pour le mettre à même de chercher quelque part une ferme il lui fallait préalablement une femme. Quant aux échantillons du beau sexe qu’il avait à sa portée, on sait ce qu’en pensait la Jeanne-Antoine. Nous ne prétendons pas que la brave créature fût tout à fait exempte des préventions que les vieilles femmes ont assez souvent contre les jeunes, surtout quand l’idée se dresse devant elles qu’elles pourraient devenir leurs brus ; cependant, tout en réduisant à de justes proportions les appréciations de la Jeanne-Antoine, nous ne pouvons affirmer non plus qu’elle se trompât complètement. Il fallait bien d’ailleurs que Manuel fût aussi un peu de son avis, car personne ne se débattait plus énergiquement que lui à l’idée de prendre femme.

Le mécontentement du présent et l’incertitude de l’avenir, fermentant dans son âme en société de sa fougue de vingt-cinq ans, donnaient parfois à sa physionomie quelque chose de fiévreux, d’irrité et de provocateur, quand le tapage d’un festin d’auberge ne venait pas lui servir d’échappatoire. Ce qui manquait à Manuel, c’était non-seulement une assise selon ses goûts dans le moment actuel ; c’était aussi un but, un stimulant pour le lendemain.

De Villeneuve à Villers-sous-Chalamont, il y a une demi-lieue par le joli sentier groisé[1] de la forêt. Un jour, Manuel s’était dirigé vers ce dernier village, où l’on célébrait la fête du patron de Villers, le glorieux saint-Hilaire. Dès le matin, tous les garçons du village étaient au jeu de quilles avec leurs fêtiers des communes environnantes, la pipe à la bouche, les pièces de cinq francs à la main et les manches retroussées. Le bruit des quilles attira Manuel, et il alla se camper, les deux mains dans ses goussets, auprès du quiller (endroit où l’on joue aux quilles). Comme on était après dîner, les têtes étaient un peu chaudes, et les boules semblaient avoir les idées aussi confuses que ceux qui les lançaient. Manuel remarqua la maladresse des joueurs, et il laissa échapper une réflexion à laquelle un de ceux-ci répondit par une injure. Le fils de la Jeanne-Antoine appliqua aussitôt un soufflet au joueur mécontent. Tous les requilleurs, enchantés d’être délivrés de leur ennuyeuse partie par un prétexte honnête, se précipitèrent sur les quilles, avec lesquelles ils se mirent à taper sur Manuel comme on tape sur une voiture de fumier qu’on va mener aux champs. Manuel, sans trop s’émouvoir, s’avança à travers cette grêle de coups et d’imprécations vers un des gros piguets (pieux) de chêne de la palissade voisine, l’arracha de terre d’un seul effort, puis, se retournant brusquement, il étendit d’un seul coup trois de ses adversaires sur le carreau.

— Ah ! c’est comme ça que vous vous y prenez, messieurs de Villers ; neuf

  1. Sablé de gros sable.