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contre un, rien que ça ! Attendez, attendez un peu, c’est moi qui vais vous requiller… à la mode de Villeneuve !

Les six autres assaillans avaient jugé prudent de jouer des jambes malgré les cris de vengeance des trois écloppés. Manuel, l’œil poché et l’habit en lambeaux, attendait tranquillement la suite, appuyé sur sa massue, au milieu même du jeu de quilles. Aux clameurs des blessés et des fuyards, toute la population était accourue et commençait à faire cercle autour de lui, en le menaçant du geste et de la voix, avant de bien savoir même de quoi il s’agissait. À ce spectacle. Manuel pensa qu’il était temps de partir à tout prix. Relevant donc sa massue sur son épaule, il s’avança résolument vers la foule dans la direction de Villeneuve, et se mit à crier de toutes ses forces : — Gare les têtes ! La foule intimidée s’entr’ouvrit et livra passage à Manuel, qui continua sa retraite, sauf à lui faire payer la frayeur qui venait de la saisir par une grêle de pierres et de malédictions sitôt qu’il serait à distance convenable.

Manuel voulut attendre la nuit dans le bois pour rentrer dans son village. Il se sentait le cœur plein d’une tristesse amère ; il se demandait ce qu’il avait fait à ces gens, qu’il connaissait presque tous personnellement, pour être ainsi traité par eux, et à cette question il ne savait que répondre. Un instant, il fut sur le point de retourner à Villers pour se venger un peu mieux qu’il ne l’avait fait ; puis bientôt, reportant sa pensée sur sa mère, il se prouva à lui-même qu’une vieille femme comme elle était aussi incapable de comprendre ses ennuis qu’un morceau de vieux drap serait incapable de servir à raccommoder les déchirures de la veste neuve qu’il avait sur le dos. Le jeune voiturier se prit à maudire pour la première fois les hommes et la vie. Il s’était assis sur la mousse entre deux sapins contigus qui lui servaient de dossier. Il avait le cœur si lourd, qu’il crut un instant qu’il allait pleurer ; mais bientôt la fraîcheur de la forêt eut son influence ; sa fièvre se calma, ses paupières s’appesantirent, sa tête s’inclina vers sa poitrine, ses deux bras retombèrent inertes à ses côtés… Manuel dormait.

Il faisait nuit depuis longtemps quand il se réveilla. Un rayon de lune descendait jusqu’à lui à travers les branches des sapins. Il se leva et reprit le sentier de Villeneuve en se demandant quelle heure il pouvait être. Une fois hors du bois, il regarda le cadran de sa grosse montre d’argent, et reconnut alors qu’il était minuit. Le ciel était ouaté de nuages blanchâtres. Il soufflait un de ces doux vents d’automne qui font tomber les dernières feuilles. Manuel écouta un instant les mille bruits confus qui semblaient gémir dans les sapins. Tout à coup un chien se fit entendre. C’était le chien de la grange des Narbaux qui aboyait au grelot d’un roulier qui passait sur la route. Manuel arrivait en ce moment au village par le chemin qui aboutit près de la maison commune. Comme la fenêtre de sa chambre était entrouverte, il rentra par là pour ne point éveiller sa mère ; puis bientôt, le sommeil ne lui revenant pas, il se releva, alla donner à manger à ses boeufs, et à trois heures du matin il partit avec sa voiture chargée seulement de deux brancards et d’un pliant pour Salins, où l’on était alors en pleines vendanges.

Deux jours après. Manuel, comme nous l’avons vu, sauvait la vie au père Josillon Clairet dans le chemin de desserte des vignes de Chauviré.