Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/1220

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Pendant que Josillon est à son potage, la Fifine, elle aussi, est à sa toilette. Elle peigne de son mieux ses cheveux bruns devant son miroir, tout en restant, à de fréquentes reprises, à s’y regarder pensive. — Oui, mais quand tu ne m’auras plus ? lui a dit avant-hier Josillon, et depuis avant-hier elle se répète à chaque instant ces paroles, qui lui semblent résumer à la fois tout le passé et tout l’avenir. Le passé, pour elle, se personnifie tout entier dans son père, dont la visible émotion d’avant-hier l’a d’autant plus frappée, que Josillon est moins habitué à des manifestations de cette nature. Dans l’avenir, elle pressent enfin, comme elle ne l’a jamais pressenti, que son père ne sera plus continuellement auprès d’elle, qu’un autre le remplacera, et cet autre va arriver tout à l’heure pour recevoir d’elle-même son assentiment à cette transformation si solennelle de sa destinée.

Autant la curiosité naturelle à son sexe et à son âge lui a fait trouver Manuel lourd et maladroit depuis le jour où elle a cru le reconnaître dans les vignes du château de Rans, autant la brusque démarche faite par lui auprès de Josillon l’étonne et la désoriente maintenant. Il faut donc qu’il y ait chez cet homme certains côtés qu’elle n’a ni entrevus, ni soupçonnés. La pauvre fille se trouve buttée contre quelque chose d’inconnu, et c’est aujourd’hui que cet inconnu va se révéler à elle. Elle se sent inquiète, impatiente et tourmentée. Une chose cependant la rassure : c’est l’assentiment anticipé que son père semble avoir donné à la démarche de Manuel. Elle se dit que les cœurs aussi bons et aussi aimons que celui de Josillon doivent avoir une pénétration infaillible pour apprécier leur monde, sitôt qu’il s’agit du bonheur de ceux qu’ils aiment. Voilà ce sur quoi elle se repose en toute confiance, la pauvre fille, en même temps que le doux rayonnement de tout son passé lui semble aussi une garantie pour l’avenir. Comparée à Manuel, elle se sent, il est vrai, petite de taille et délicate ; mais cette différence même n’est qu’une attraction réciproque de plus dans les arrangemens ordinaires de la nature. Cet homme grand et fort, elle le sait cependant doux et bon. Peut-être ses rudesses de formes ne tiennent-elles qu’à la vie qu’il mène un peu forcément. Cette vie lui déplaît, à ce qu’il parait : preuve nouvelle qu’il lui suffira de changer de position pour changer aussi, jusqu’à un certain point, de nature. Et puis, en définitive, il faut être juste, ajoute la Fifine au milieu de toutes ses réflexions, ce n’est pas la Jeanne-Antoine qui est bien faite pour amadouer un gaillard pareil et le tenir en bride.

Sa toilette finie, la Fifine rentre à la cuisine à l’instant où Josillon tire de la marmite la croûte de pain qu’il y a fait gommer (tremper) pour son déjeuner. Elle a mis sa belle robe de mousseline-laine qui lui monte jusqu’au cou, avec un petit collet de dentelle de la largeur de deux doigts. Ses manches retroussées et son tablier de cuisine blanc, tout en contrastant avec sa robe, n’en accusent pas moins l’intention d’être prête à toute éventualité, sans cependant laisser en souffrance aucune de ses obligations de bonne ménagère.

Quant à Josillon, il a mis, lui, son grand gilet d’étoffe à côtes bigarrées, son vieil habit de drap brun à queue de morue, dont les devans laissent le gilet découvert à la hauteur d’une bonne main.

Il est neuf heures. On sonne à Saint-Maurice le premier coup de la messe.