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et si humain à travers ses légèretés impies, le XVIIIe siècle de Voltaire et de Turgot, ce seront là, sans qu’il s’en aperçoive, les deux maîtres qui formeront sa pensée. Personne ne sera mieux préparé à unir les contraires pour en composer un ensemble harmonieux.

Destiné à l’étude de la médecine, qui depuis plusieurs générations avait fourni à sa famille une renommée héréditaire, le jeune Varnhagen arriva à Berlin au commencement du siècle. L’université n’existait pas encore, mais déjà la ville de Frédéric le Grand était la capitale de l’esprit germanique, et l’enseignement des sciences médicales y était professé avec éclat. C’était une sorte d’école libre, illustrée par des praticiens éminens, et qui attirait de tous les points de l’Allemagne l’élite de la jeunesse studieuse. M. Varnhagen y rencontra plusieurs des hommes qui devaient être les meilleurs confidens de sa pensée. Les lettres cependant l’attiraient plus que la science. Un jour, à Charlottenbourg, il fit connaissance d’un jeune officier prussien dont la vie avait quelque chose d’étrange et de romanesque. Fils d’un émigré français, né lui-même en France et venu de bonne heure en Allemagne, Chamisso s’était donné de cœur à sa nouvelle patrie, sans renoncer à certains traits distinctifs de sa race. Affectueux et ardent, plein de feu, plein de verve, et pénétré cependant d’une mélancolie involontaire, il écrivait des vers allemands où ces dispositions de son âme se traduisaient avec grâce. Varnhagen fut bientôt le plus intime compagnon de Chamisso, et à peine âgé de vingt ans, il publiait avec lui, sous le titre d’Almanach des Muses, un recueil qui a sa place marquée dans le mouvement de Berlin au début de l’âge nouveau qui s’ouvrait. Alors de jeunes esprits, moins rapprochés par l’âge que par une franche communauté d’études et d’espérances, s’empressent de se réunir à nos deux poètes. Toute une société littéraire se forme. C’est Wilhelm Neumann, qui occupera plus tard un rang supérieur dans l’administration de l’armée prussienne ; c’est le célèbre criminaliste Hitzig, le biographe ingénieux de Chamisso, de Zacharias Werner et d’Hoffmann. Ce sont d’autres compagnons, moins célèbres depuis, mais aussi dévoués aux lettres : Bernhardy, Koreff, Franz Theremin, le comte Alexandre de Lippe, et surtout Louis Robert, le frère de cette audacieuse Rachel qui jouera un rôle si considérable dans la destinée de M. Varnhagen d’Ense.

On ne saurait rien imaginer de plus vif et de plus brillant que la société de Berlin dans les premières années du XIXe siècle. De 1800 à 1806, entre les guerres de la république et cette terrible bataille d’Iéna qui mit la Prusse à la merci de Napoléon, Berlin était le foyer d’une vie sociale pleine d’élégance et de hardiesse. Les deux Schlegel