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ouvraient aux esprits les horizons éblouissans de la critique renouvelée, Fichte communiquait avec feu son grave enthousiasme de citoyen et de philosophe, et au milieu de ce juvénile essor des systèmes, celle qui portera plus tard le nom de M. Varnhagen d’Ense, Rachel Levin, apparaissait déjà comme la muse ingénieuse et fantasque d’une société de penseurs. Des hôtes glorieux venaient souvent rehausser l’éclat de ces réunions : c’était Mme de Staël, qui s’initiait aux travaux de l’esprit allemand et méditait ses chapitres sur l’enthousiasme ; c’était Schiller, qui, peu de temps avant de mourir, faisait un voyage à Berlin pour y diriger la représentation de Guillaume Tell ; c’était Jean de Müller, qui venait d’abandonner sa haute position à Vienne, et que le roi de Prusse chargeait d’écrire la vie de Frédéric le Grand. M. Varnhagen ne négligeait aucune de ces fêtes de l’esprit. On lui a reproché depuis une sorte de finesse défiante, de réserve diplomatique ; ce n’est pas ainsi qu’il s’annonce en ces ardentes années. Introduit auprès de Fichte, il croit entendre parler un homme divin, et le généreux Fichte, charmé de ces honnêtes ferveurs de la jeunesse, veut être le collaborateur de Varnhagen et de Chamisso à l’Almanach des Muses.

Ces calmes loisirs ne devaient pas durer. Varnhagen se rendit à l’université de Halle au printemps de l’année 1806 ; il y vit les maîtres les plus illustres, il entendit professer le grand critique Wolf, qui apparaissait, dit-il, comme un roi majestueux, au milieu de tant de savans hommes qui semblaient lui former un cortège : surtout il se lia intimement avec les jeunes privat-docent ; Schleiermacher, Steffens, Emmanuel Becker, accueillirent en ami celui qui était déjà le collaborateur de Fichte et de Chamisso. Avec quel étonnement et quelle joie il suivait, dans son vol l’ardente imagination de Steffens ! Comme il était heureux de voir se déployer à la fois la ferveur religieuse et la socratique finesse de Schleiermacher ! Mais tout à coup, de ces brillans voyages dans le monde de l’esprit on est rappelé à la réalité la plus triste. L’armée française a franchi les frontières, toutes les forces de la Prusse sont écrasées à Iéna, et l’empereur fait son entrée à Berlin. M. Varnhagen assiste à ces désastres de la Prusse ; il voit l’université de Halle, si prospère la veille encore, dissoute parmi décret du vainqueur, il voit ses maîtres chassés et ses ennemis dispersés de toutes parts. Telle est cependant la confiance de la jeunesse qu’au lendemain même de ces catastrophes terribles les cercles littéraires se reformaient, et les poétiques rêveries recommençaient leur cours. Qu’y avait-il à faire dans cette Prusse de 1807 et de 1808, si durement humiliée sous la main des vainqueurs ? Ce que faisait le noble Fichte, ce que faisait l’impétueux baron de Stein, ce que faisaient enfin tant de mâles esprits,