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connaître mieux que moi, de cette audace et de cette franchise un peu vive dont Mme Bridoux a fait preuve envers vous, vous ne tirez, j’en suis sûr, aucune conséquence blessante pour elle. Qu’allez-vous faire ? La suivre ? — C’est introduire dans sa vie et la vôtre des élémens d’inquiétude. Écoutez-moi aussi sérieusement que je vous parle. Le sentiment que cette jeune fille vous a inspiré et qu’elle partage a-t-il quelque ressemblance avec ce que vous avez pu, en un autre temps, éprouver pour d’autres femmes ?

— Non, dit Antoine; j’ai dans ma vie des épisodes comme on en rencontre dans les premiers temps de la jeunesse; mais voilà bien longtemps déjà que j’ai renoncé à des liaisons nées plus souvent du hasard que de la sympathie.

— Vous ne croyez donc pouvoir renouveler avec Mme Bridoux, et ce n’est pas votre intention, une de ces liaisons, fût-ce même dans des conditions plus sérieuses et plus durables que celles dont vous parlez ? Non, vous ne faites pas cette offense à cette jeune fille; alors, encore une fois, à quoi bon la suivre ?

Antoine resta silencieux.

— Vous m’alarmez, reprit Jacques; je ne vous vois pas sans peine ébaucher une aventure qui n’a pas de conclusion possible. Ah ! s’il s’agissait d’une de ces aimables personnes qui dénouent les rubans de leur bonnet dès qu’elles aperçoivent seulement l’ombre d’un moulin, je vous dirais : — En avant! — c’est charmant. Rien ne vaut en effet ces courts romans, nés dans l’atmosphère de l’imprévu, qui ont en voyage toute la saveur du fruit cueilli sur la haie de la grand’route; quand le dénoûment arrive, ceux qui en sont les héros se séparent, sans même avoir la pensée d’ajouter : « la suite à demain. » Vive les histoires d’amour en un seul numéro, qui ne laissent pas de traces dans la vie et pas d’ennuis dans le souvenir ! Mais Mme Bridoux est à mes yeux tout l’opposé d’une héroïne de ce genre. Laissez donc cette jeune fille à sa tranquillité, et vous-même conservez la vôtre : rien n’est plus sain, voyez-vous, dans un voyage de travail comme celui que vous avez eu l’intention d’entreprendre, que d’avoir l’esprit libre. Pour moi, quand je chausse mes semelles de grand’ route, j’aimerais mieux avoir vingt livres de plus pesant dans mon sac qu’une préoccupation du genre de celle que vous vous préparez à vous donner pour compagne.

Au jour levant, et dans d’autres termes, Jacques continuait à donner à son ami les mêmes conseils, et lui arrachait la promesse que rien ne serait modifié au plan qu’ils avaient concerté pour l’emploi de leur temps et à leur itinéraire. A quatre heures du matin, ils entendirent un des garçons de l’auberge qui courait dans le corridor, frappant à deux ou trois portes et criant : — Les voyageurs pour Trouville, les voyageurs pour Caen !