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Une fois ce point éclairci, l’étude du mouvement poétique actuel des Slaves n’offrira plus pour nous d’obscurité. Nous saurons comment la poésie savante a su perfectionner les élémens fournis par la poésie chantée, et quelles œuvres sont sorties de cette alliance de l’inspiration naturelle avec le génie discipliné par l’étude, élargi par la science et les expériences modernes.


I.

Le secret de cet empire qu’a exercé de nos jours le gouslo est dans le caractère même de la race dont il reflète profondément tous les instincts. C’est ainsi que le genre de merveilleux ou d’idéal qui lui est propre se résume dans un culte général de la nature vivante, et ce culte est le trait distinctif des populations slaves. Les superstitions qu’il perpétue peuvent paraître bizarres, mais elles conservent la nationalité; elles relèvent par le charme du souvenir aux yeux de l’opprimé les tristes vulgarités de la vie présente. Laboureurs avant tout, les Slaves se rattachent de mille manières aux phénomènes du monde physique, sur lesquels leur genre de vie les force de tenir les yeux constamment ouverts. Leur poésie s’est donc pénétrée du caractère des saisons, de la couleur des lacs, des nuages, des forêts, et du sol même où elle a pris naissance. Les Slaves ont gardé comme un vague souvenir des antiques rêveries de la métempsycose, et dans leurs légendes ils animent la nature entière.

Le rôle attribué aux fées ou vilas répond à cette tendance du génie slave. Chaque fontaine, chaque colline a une fée ou vila pour gardienne. Ces nymphes sont tantôt propices, tantôt ennemies; elles chevauchent à travers les forêts sur des animaux enchantés, elles dansent la nuit ensemble au bord des ruisseaux; elles s’éprennent quelquefois d’amour pour les jeunes gens, mais ne se laissent jamais saisir. Les oiseaux sont, comme les vilas, l’objet d’une sorte de culte. Les femmes serbes racontent comment une jeune fille, ayant perdu son frère, ne put jamais se consoler, et à force de gémir, elle finit par être transformée en cet oiseau plaintif qu’on appelle aujourd’hui le coucou. Cet oiseau est le symbole des funérailles, et on le trouve souvent représenté sur les croix des cimetières. En Russie, en Pologne, partout, le cri du coucou fait naître des pressentimens lugubres et annonce des malheurs de famille. Quant au rossignol, chez tous les Slaves, il symbolise la tristesse, et sa voix entendue la nuit apporte aux amans un présage d’infidélité. Aussi lit-on dans une kracoviaka[1] : « Il a dit vrai, l’oiseau mélodieux qui, cette nuit, dans le bocage, m’a annoncé la trahison. — Non, elle ne sera point ma

  1. Chanson de danse.