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et honnête famille. J’ai vécu suivant la loi du Seigneur. Je n’ai point courtisé la femme d’autrui. Je ne me suis point glissé, comme toi, sur ses pas pour la déshonorer dans les ténèbres, loin de la clarté du jour. Aussi as-tu dit vrai, demain, rien de plus sûr, on chantera pour l’un de nous deux la messe des morts! »

Interdit par ces reproches, l’insulteur pâlit, ses yeux s’obscurcissent, un frisson glacé pénètre ses os; mais, revenant vite à lui-même, il s’élance sur son rival, et d’un coup de poing dans la poitrine lui fait cracher le sang. Le gost lui répond par un autre coup sur la tempe gauche. Le jeune garde pousse un léger soupir et roule déjà mort dans la neige. — Qu’as-tu fait ? crie à cette vue le terrible tsar. Est-ce à dessein ou sans le vouloir que tu as tué mon meilleur athlète ? — Tsar orthodoxe, répond le gost Kalachnikov, c’est avec ma pleine volonté que j’ai tué ton garde Kiribïeevitch. Maintenant torture-moi, fais-moi mourir comme tu voudras; mais n’abandonne pas mes deux pauvres orphelins et ma jeune veuve. — Bien! puisque tu parles avec tant de franchise, je ferai élever à mes frais tes deux fils, et je pensionnerai ta veuve. Quant à toi, mon enfant, monte ici sur l’échafaud, pour y offrir ta tête en sacrifice à la hache impériale... — La cloche funèbre du sobor (cathédrale) sonne le glas de l’agonie. Le jeune gost fait à Dieu sa dernière prière, il couvre de baisers un reliquaire de Kiœv qu’il portait suspendu à son cou, il recommande à ses frères sa pauvre veuve et ses enfans, puis monte vers le bourreau qui l’attend pour faire tomber sa tête.

Voilà donc la force brutale la plus inique décapitant au nom d’une prétendue justice impériale un noble défenseur de la morale, un martyr du devoir domestique! Et le poète n’a pas un soupir pour cette victime. Sa pièce terminée, il s’écrie : « Eh ! mes hôtes chéris, arrosez maintenant la gorge du gonslar. Nous avons bien commencé, finissons également bien. A chacun honneur et justice ! Au seigneur hospitalier slava! à sa belle épouse slava ! et à tout le peuple orthodoxe slava ! »

Ce poème est à notre connaissance le seul où Lermontof montre l’intention manifeste de s’inspirer du gouslo; mais Lermontof se rit évidemment de cette poésie primitive. Pour ce cosmopolite enivré de ses expériences, blasé sur toute chose parce qu’il avait abusé de tout, revenir à la rustique, à l’enfantine simplicité des chants du gouslo, c’eût été par trop humiliant. Il a préféré s’en moquer : c’était plus facile.

Si nous passons de la Slavie orientale parmi les Slaves occidentaux, nous y trouvons le slavisme encore bien plus mutilé et le gouslo plus dégradé. En Bohême et en Pologne, c’est à peine si le gouslo est connu de nom. On peut hardiment affirmer que plus un pays slave se rapproche de la civilisation germanique actuelle, plus il devient