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lui l’homme d’un esprit fin, d’une aptitude singulière aux affaires, d’une habileté consommée, le plus propre peut-être à conduire la restauration à travers tous les écueils et à la sauver, si elle avait pu être sauvée. Le malheur de M. de Villèle, c’est qu’il n’a pu détourner la lutte extrême et redoutable engagée autour de lui. Il était trop pénétrant pour ne pas apercevoir le danger de la politique excessive que lui imposait un royalisme étroit et inintelligent, mais il n’était pas assez fort pour dominer cette politique, et il a partagé l’impopularité d’un système qui dans le fond n’était pas le sien. Le plus saillant de ses plans financiers, la conversion des rentes, a triomphé après lui. Un des traits de cette nature fine, habile et modérée, c’est que la retraite ne lui a point pesé. M. de Villèle a su quitter à propos la scène pour n’y plus rentrer. Vivant retiré à la campagne près de Toulouse, l’appât des rôles nouveaux ne l’a pas séduit. Il faisait de l’agriculture, disant volontiers qu’à d’autres temps il fallait d’autres hommes. M. de Villèle laisse, dit-on, des mémoires qui pourront jeter un jour singulier sur la politique de la restauration, et qui peut-être rectifieront plus d’un fait que l’ancien ministre ne rectifia jamais durant sa vie. Dans cette succession d’hommes et de choses que l’histoire contemporaine fait passer devant nous, M. de Villèle personnifie un moment saillant de la restauration. Combien d’autres, morts récemment, représentent d’autres instans également fugitifs ? Ils emportent avec eux une époque, et il semble que leur mort, après qu’ils avaient disparu depuis longtemps de la scène, vienne rappeler l’effrayante consommation d’idées, de systèmes politiques et d’hommes qui s’est faite dans ce demi-siècle.

C’est, dit-on, le propre du temps où nous vivons, en littérature comme en politique. Soit, il faut à notre temps une vie précipitée, emportée dans un tourbillon, livrée à tous les soins et à toutes les pensées ; la littérature suit le même mouvement, et dans cette carrière les plus heureux sont ceux qui ont le plus de verve, de bon sens infatigable, le plus d’habileté à suffire à tout. On ne saurait mieux représenter cette vie littéraire dans sa diversité que ne le font les Études historiques et littéraires de M. Cuvillier-Fleury. L’auteur est un esprit exact et ferme, qui exerce la critique avec une consciencieuse vigilance. Quand il saisit une idée juste, il va jusqu’au bout, de même que quand il lui arrive de se hasarder dans l’étude de quelque mauvais poète, il épuise le sujet et multiplie au besoin les articles. Le livre de M. Cuvillier-Fleury touche à toute chose en histoire et en littérature, à Homère et à Marie Stuart, à la duchesse de Longueville et à Napoléon, au faux Démétrius et à Mme de Gasparin ; c’est le fruit d’une expérience critique de quelques années. Les œuvres de ce genre ont leur intérêt sans doute. S’il est vrai cependant que cette activité permanente et toujours diverse de la vie littéraire, qui se traduit en fragmens, en articles, soit une des conditions de notre temps, il n’y faudrait pas puiser le sentiment d’un culte trop vif pour les moindres pages qui peuvent échapper à une plume exercée. Il en résulte qu’on joint ensemble des fragmens sans lien et qu’on ne fait point un livre. Quand chaque essai qui entre dans un ouvrage est une étude complète sur un homme, l’ensemble peut former une galerie intéressante. Quand Jeffrey, le critique d’Edimbourg, publiait le recueil de ses articles, c’était comme l’histoire d’une longue campagne littéraire se poursuivant à travers