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campagnes dont la fécondité s’étale en larges ondulations, la marée remontant par les méandres de l’Orne au travers d’immenses prairies, en un mot la richesse de la terre dans le voisinage de la mer, c’était tout ce que pouvait demander à la fortune ce peuple aventureux avec calcul. Il dut donc tirer ses barques à terre et s’installer en attendant mieux sous leurs carènes renversées.

La ville était déjà considérable lorsqu’en 942 Louis d’Outre-mer s’y rendit pour s’emparer de la Normandie ; mais elle dut son principal lustre à Guillaume le Conquérant, dont elle fut la résidence de prédilection. Ce prince était grand bâtisseur, dit la chronique, et il trouva jusque dans ses fautes des motifs de satisfaire ce penchant : la fondation des abbayes de Saint-Étienne et de la Sainte-Trinité, les deux plus beaux monumens du temps, fut la pénitence que la reine Mathilde et lui s’imposèrent pour obtenir la levée de l’excommunication qu’ils avaient encourue en se mariant sans dispenses, quoique cousins. Après eux, la ville continua de croître et de prospérer ; au commencement du XIIIe siècle, Guillaume le Breton la mettait, pour son opulence, ses monumens et le nombre de ses habitans, presque au niveau de Paris[1]. Le siège qu’elle soutint en 1336 contre Édouard III témoigne du degré de puissance auquel elle était parvenue. « Caen, dit Froissard, était plein de très grandes richesses, de draperies et de toutes marchandises, de riches bourgeois, de nobles dames et de moult belles églises. » Cette prospérité n’en avait point amolli la population : les Anglais s’en aperçurent à l’héroïque résistance qu’ils éprouvèrent, et, vainqueurs, ils s’en vengèrent par trois jours de pillage, de meurtres et d’incendie. La ville ne se releva que lentement de ce coup. Quoique rentrée en possession d’elle-même par suite de la victoire de Cocherel, elle ne comptait encore en 1371 que cinq cent vingt-cinq feux[2] ; mais les avantages de sa situation et le génie de ses habitans l’emportèrent sur le malheur des temps, et, abandonnée à elle-même en 1417, elle ne succomba devant l’armée de Henri V qu’après avoir repoussé plusieurs assauts. Les Anglais la gardèrent trente-trois ans. Elle leur fut attachée par Dunois et le connétable de Richemont, qui venaient de Formigny. Charles VII y fit son entrée le 6 juillet 1450, aux acclamations du peuple, qui

  1. Villa potens, opulenta, situ speciosa, decora
    Fluminibus, pratis et agrorum fertilitate,
    Merciferasque rates portu capiente marino,
    Seque tot ecclesiis, domibus et civibus ornans
    Ut se Parisiis vix annuat esse minocem.
    (Philippidos.)

  2. Assiète des feux de la ville et vicomte de Caen en 1371. Gaignières, t. II, no 671. Bibliothèque impériale. Manuscrits.