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porte partout le caractère de son origine, factas ex œquore terras. Cette humide région, encadrée entre des coteaux boisés, n’est presque qu’une vase fluide recouverte d’une couche de terre à demi fixée. Les arbres n’y grandissent nulle part ; la couche dans laquelle ils prendraient pied est trop mince pour les affermir contre les coups de vent. Le sol tremble sous le pas d’un homme; il engloutit à certaines places des bestiaux, et lorsque, en 1753, on fit sur le cours de la Taute des sondages pour l’établissement de la navigation, il se trouva au-dessous de Bohon un espace de 58 mètres sur lequel on n’atteignit pas le fond. L’état intérieur du terrain se manifeste pour peu qu’on en fouille la croûte. Dans le creusement du canal de Carentan en 1805, 1806 et 1810, dans celui du canal de la Vire à la Taute en 1834, les remblais élevés pour la formation des berges faisaient fuir sous eux le sol qu’ils surchargeaient, et, par compensation, la cunette s’exhaussait, si bien que, sans des précautions dispendieuses, les profils effacés des canaux auraient bientôt pris le niveau du reste de la prairie. Les parties des marais les plus éloignées de la mer sont les plus aqueuses; mais il n’est point de sol, si ingrat qu’il paraisse, qui n’ait dans le règne végétal un corrélatif approprié à sa nature : la saugerette est celui des fondrières liquides du Cotentin; elle étend à leur surface ses racines, les ramifie, les enchevêtre, et en forme un tissu qui, retenant les molécules apportées par les vents et par les eaux, s’épaissit, se consolide, et finit par revêtir une vase fuyante d’une couverture capable de porter les hommes et les animaux. Le terrain a plus de consistance dans le voisinage de la mer où se sont abondamment déposés le galet, le sable et la tangne qu’elle roule. Le sol des marais est, jusqu’à une grande distance du rivage, de deux mètres au-dessous du niveau des hautes mers; mais celles-ci ne l’enrichissent plus de leurs dépôts. Dès le commencement du XVIIe siècle, l’empressement à jouir a fait endiguer des alluvions qui, sans avoir atteint le degré de maturité désirable, pouvaient être avantageusement livrées au pâturage. Ces vastes herbages n’ont qu’un seul ennemi, la surabondance des eaux; ils sont submergés, suivant leur niveau, pendant plusieurs jours ou plusieurs mois de l’année. Tant qu’ils sont hors de l’eau, le pâturage n’y discontinue pas, et chaque jour d’assèchement gagné se résout en un produit palpable.

L’étendue totale des marais est de 21,976 hectares, savoir : en arrière d’Isigny, dans la vallée de l’Aure, 2,544 ; dans la vallée de la Vire, l,296 ; dans celles de la Taute et de la Douve réunies aux portes de Carentan, 18,136. Les caractères communs à ces trois divisions n’empêchent pas que chacune ne se distingue par des ressources et des besoins spéciaux.

A la fin du XVIIe siècle, le haut des marais de l’Aure inférieure était