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M. de Longueville à celui que tout le monde favorise et qu’elle seule refuse de favoriser avec une obstination généreuse dont le secret, nulle part avoué, est partout sensible. Voici ces deux lettres, un peu abrégées et encore bien longues.


PREMIÈRE LETTRE A MONSIEUR LE PRINCE.

« De Châteaudun, le 23e juillet 1664,

« J’ai fort entretenu mon fils; je l’ai trouvé le plus arresté du monde à ne point faire ses vœux, et comme j’ai une ancienne connoissance de ses sentimens sur ce sujet, parce que je l’ai vu entrer en religion, et que dès ce temps-là je fus convaincue qu’il n’y entroit par aucun mouvement de piété, mais seulement pour éviter l’académie dont on le menaçoit, je n’ai point esté surprise de ce changement, m’y estant quasi toujours attendue dans le fond de l’âme. Je trouvois, laissant la dévotion à part, que la seule prudence devoit obliger feu monsieur mon mari à ménager l’honneur et la réputation de son fils, et à l’esprouver devant que de le laisser entrer; mais comme on avoit une envie, qui tenait de la passion, d’enfermer cet enfant, il n’est pas estrange que la mesme envie aveuglast ceux qui l’avoient, en leur persuadant que je resvois, et que, dès qu’on fait profession de piété, on est fol à lier; aussi tout ce que je dis fut traité de ridicule, on ne m’écouta pas, on enferma mon fils, et voilà ce qui en est arrivé. Mais tout cela est inutile : ce qui est passé est passé; il faut se soumettre à la volonté de Dieu, et recevoir les déplaisirs que les fautes d’autrui nous font souffrir, comme si c’estoient les nostres qui nous les eussent attirés. Je vous décharge mon cœur là-dessus, car j’avoue que je l’ai fort oppressé; mais enfin il faut venir au fond de cette affaire. Mon fils ne veut point estre religieux, je ne l’y forcerai donc pas. Il veut sortir des jésuites, mais il ne devient pas un autre homme par ce dessein; ainsi il ne peut pas se résoudre d’aller à l’académie, et j’avoue que quand il le voudroit, j’aimerois mieux mourir que de l’exposer au monde fait comme il est, et en même temps l’exposer à madame sa sœur, qui lui est dangereuse. Ainsi je ne trouve rien de mieux que de faire voyager mon fils un an ou deux, car quand il voudroit bien aller dans le monde, je ne le dois pas vouloir; de le tenir aussi dans une maison des champs à le faire étudier, comme il le propose, pour estre ecclésiastique après, je vois ce dessein ridicule, car il n’étudiera point, et un beau matin il s’enfuira[1], si je ne me tiens toujours auprès de lui pour le contraindre et le faire enrager tout vif. De plus, je ne vois pas que je puisse estre absente un an de Paris, et quitter toutes mes affaires et tous mes autres devoirs, entre lesquels la conduite du comte de Saint-Paul tient le premier rang. Je ne le confinerai pas dans ce désert en tiers avec mon fils aîné et moi, et je ne le laisserai pas aussi tout seul sur sa foi à Paris, avec certaines inclinations qu’il a; car vous voyez ce que cet enfant si sage a fait et à quoi il s’est porté[2], parce qu’il n’estoit pas sous mes yeux, et parce que peu de gens se soucient de faire leur

  1. Mme de Longueville avait deviné bien juste, et cette lettre semble écrite après l’évènement, tant elle est prévoyante.
  2. Le comte de Saint- Paul avait alors quinze ans.