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devoir auprès de lui. Auquel de mes enfans courrai-je donc ? De plus, comme mon fils aîné n’est fixé qu’à n’estre point jésuite, et que visiblement il ne propose d’estre ecclésiastique que pour nous faire avaler à tous plus doucement sa sortie, il est certain qu’on ne le peut pas prendre au mot là-dessus, car premièrement il ne désire pas prendre la soutane d’abord, mais seulement après qu’il aura étudié, et vous voyez bien qu’il y auroit autant de violence à la lui donner malgré lui qu’à lui faire faire ses vœux, et secondement, c’est que cette violence auroit le mesme succès que son entrée en religion; il jetteroit une seconde fois le froc aux orties, et on lui en donneroit sujet par cette conduite. C’est assez d’une escapade en sa vie; il ne faut pas qu’il en fasse deux. Ainsi je conclus au voyage, si vous l’approuvez. On le lui feroit faire avec un petit train réglé de personnes choisies, inconnu, afin de ne le pas exposer aux cours estrangères. Bien des gens en ont usé de mesme pour la raison du rang et de la dépense; ainsi il n’y auroit rien à cela d’extraordinaire. Durant cette année, il ne pourroit prendre nulle confiance en aucune cabale, soit de sa sœur, soit de mille gens du logis qui ont chacun leurs desseins. Il feroit une chose honneste; on ne lui détermineroit point de condition avec précipitation, et il n’auroit pas sujet de dire que ses parens l’ont sacrifié une seconde fois. Puisqu’il est au monde, il faut le considérer selon sa portée véritable. Enfin il est l’aîné, il le sera malgré nous, et il ne faut pas lui montrer qu’on le veut abîmer pour son frère. Je parle en politique, car cette mesme politique se rapporte parfaitement à la conscience; elles veulent toutes deux la mesme chose et exigent la mesme conduite en cette occasion.

« Je vous supplie de donner part de tout ceci à mon frère le prince de Conti, à qui je mande que je vous rends compte de toutes mes vues. Vous avez une bonté si grande pour moi et pour ma famille, que je m’attends à vos conseils, comme vous les donneriez à vos propres enfans; mais souvenez-vous, en me les donnant, de ne pas tant regarder d’un costé que vous ne jetiez aussi quelques regards de l’autre. Si on doit plus d’amitié à l’un, on doit justice à l’autre, on se la doit à soi-mesme, selon Dieu, et mesme on la doit à sa réputation dans la conduite de sa famille. Ainsi songez que mon fils aîné est mon fils, de quelque manière qu’il soit fait, et qu’ainsi j’ai mes devoirs vers lui, qu’il faut que je remplisse et en conscience et en honneur; et de plus songez que quand je ne le ferois pas, je n’irois pas mesme à mes fins, car, estant l’aîné et ayant dix-huit ans et demi, il feroit tout malgré moi et me causeroit mille chagrins par sa haine et par des liaisons qu’il prendroit tost ou tard, sans que je l’en pusse empescher, s’il ne trouvoit pas en moi un cœur de mère, c’est-à-dire la compassion, le support de ses défauts et à tout le moins la justice.

« Vous me pouvez respondre à tout cela que quand mesme j’en userai ainsi avec lui, vous lui croyez l’esprit assez mal fait pour recommencer les mesmes choses. Cela peut estre; mais, outre que cela peut aussi n’estre pas, et qu’il n’est pas le premier qui s’est changé, soit par la grâce de Dieu, soit par l’âge, c’est que j’ai une maxime de faire mon devoir vers les gens indispensablement sans espérance de la rétribution, d’abord par l’amour de mon devoir, et ensuite parce que, quand j’ai fait ce que je suis convaincue qu’il