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rappelle les médailles de Syracuse. Pour ma part, je ne comprends guère qu’on ait cherché dans cette ressemblance un sujet de reproche. Les médailles de Syracuse sont au nombre des plus belles œuvres que l’antiquité nous ait laissées, et pourvu que l’imitation n’ait rien de servile, les peintres et les sculpteurs feront toujours sagement de les consulter. La Renommée qui couronne le héros exprime très nettement le rôle qui lui appartient. Quant à la Victoire qui guide le quadrige, c’est un modèle de grâce et de légèreté. Les chevaux sont dessinés avec une rare perfection, et je ne vois personne aujourd’hui qui puisse entrer en lutte avec M. Ingres sur ce terrain difficile. L’auteur a su concilier la force et l’élégance. Cependant, malgré ma profonde admiration pour la figure du héros, pour la Renommée, pour la Victoire, pour le quadrige, j’avouerai sans détour que je ne trouve pas dans la réunion de ces élémens une véritable apothéose. C’est un triomphe conçu et rendu d’une manière splendide, mais je ne vois pas là le héros transfiguré, passant de la nature périssable à la nature immortelle. Et ce n’est pas malheureusement la seule objection que j’aie à produire contre cette composition, car je n’ai parlé jusqu’ici que de la moitié supérieure. Dans la moitié inférieure, nous voyons la France en deuil qui lève les yeux au ciel, et suit d’un regard éploré le char du triomphateur; à droite de la France, un trône vide, un aigle qui pleure; derrière le trône, Némésis qui terrasse l’Anarchie et la précipite dans l’abîme. La figure de la France est très belle. Il y a dans sa douleur quelque chose de poignant. Peut-être aurait-on le droit de reprocher au bras gauche un peu d’exagération. Je ne puis que louer sans réserve l’énergie de la Némésis. Les figures précipitées dans l’abîme sont d’un dessin magistral qui rappelle les plus beaux temps de l’art. Mais, parlons franchement, la moitié inférieure du tableau se rattache-t-elle bien directement à la moitié supérieure ? pour ma part, je ne le pense pas. Je sais que mon opinion rencontrera de nombreux contradicteurs; cependant je la crois très facile à défendre. La douleur de la France et l’Anarchie terrassée par Némésis n’ont rien à démêler avec l’Apothéose de Napoléon. C’est un sujet dont l’artiste a tiré un excellent parti, mais un sujet à part, qui ne peut être considéré comme un épisode de l’Apothéose.

Ainsi la composition de M. Ingres manque d’unité. Il fallait choisir entre les deux sujets, et ne pas essayer de les réunir sur la même toile. Le triomphe du héros est une idée complète par elle-même; l’Anarchie terrassée par Némésis est une autre idée également complète qui suffirait à défrayer un tableau : ces deux idées accouplées se nuisent mutuellement. Pour le nier, il faut fermer les yeux à l’évidence. Le mérite singulier qui recommande toutes les