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ouvrages on ne trouvât déjà de grandes qualités de style, l’énergie de l’expression, d’heureuses hardiesses, un tour original et profond; mais tout cela semblait sortir d’un sol vigoureux que ne réglait pas la culture. Tout entier à l’art de penser, il ne prenait pas encore ces soins, ces soucis, ces mille précautions, cette constante vigilance, cette sévère discipline qui constituent l’art d’écrire. La langue des idées, sa langue maternelle, lui semblait suffire à tout; peu lui en importaient les défauts, le manque de souplesse et de variété, le retour trop fréquent des mots métaphysiques et des formes abstraites. Il n’avait jusque-là, pour tout dire, songé qu’à parler aux esprits; il écrivait, il ne peignait pas.

Au moment d’aborder l’histoire, non plus pour l’enseigner, non plus pour en tirer la substance et en expliquer les secrets, mais pour la montrer aux yeux vivante et colorée, il sentit qu’il mettait le pied sur un autre terrain, et qu’avant d’entrer en campagne il fallait s’armer à neuf. Il fit ce qui n’a pas toujours aussi bien réussi, même aux plus grands artistes : il changea sa manière, transforma son talent. Comparée à ses précédons ouvrages, son histoire n’est pas seulement mieux écrite, elle est écrite autrement, écrite comme une œuvre d’art, et non plus simplement comme une œuvre de pensée. Les idées y prennent un corps; on sent la vie sous chaque phrase; la métamorphose est complète. Un tel travail opéré sur soi-même est chose rare assurément. On peut, en prenant quelque peine, se châtier, s’épurer, se guérir d’un défaut : on peut devenir correct, clair, même élégant; mais se donner les qualités, les grandes qualités du style, l’ampleur, le mouvement, le relief, l’éclat; se faire, par sa volonté, écrivain de premier ordre, c’est quelque chose, à coup sûr, d’un peu plus difficile et qui ne s’est pas vu souvent.

Aujourd’hui que M. Guizot est passé maître en l’art d’écrire, aujourd’hui que son style a des beautés incontestées, on en oublie la date, on en perd de vue l’origine; mais il n’est pas sans intérêt de nous en souvenir. Ce qui distingue ce noble esprit, ce qu’il ne faut pas oublier quand on cherche à le peindre, c’est qu’en presque toute chose il est ainsi son propre ouvrage. Il a beaucoup reçu et s’est donné plus encore. Jamais l’action de sa volonté n’a cessé d’ajouter aux admirables dons de sa nature. De là chez lui cette sorte de progrès continu, un des traits qui le caractérisent. Ceux qui pendant vingt ans, amis comme adversaires, l’ont suivi dans sa vie publique, ont pu constater jour par jour cette incessante perfectibilité. Aucun succès ne l’a jamais induit à ne pas tenter de mieux faire, et jamais pour grandir sur un point il ne s’est négligé sur un autre. Toujours il a veillé, du même œil et à la fois, sur toutes les parties de son talent, devenant plus précis, plus correct à mesure qu’il acquérait plus de feu, plus de véhémence, et n’approchant jamais si près, comme