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Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/363

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silencieusement de cette terre où leurs aïeux ont régné, sans laisser de souvenir. Pour ces enfans de l’Amérique, la postérité n’existe pas; ils meurent tout entiers, comme la dernière pierre d’un monument en ruines que l’herbe recouvre pour toujours.

C’est la fin tragique d’un de ces chefs de tribu, celle d’un cacique de la pampa, que nous voudrions retracer ici. Le fait principal, tout invraisemblable qu’il paraisse, appartient à l’histoire. Il est ancien déjà, car il date d’un siècle; mais les peuples qui végètent dans ces lointaines solitudes, et que la civilisation n’a point entraînés dans son courant, ne se modifient guère. Ce qui était vrai il y a un siècle pour les races indigènes de l’Amérique du Sud peut l’être encore aujourd’hui. Nous prenons à témoin de cette assertion ceux qui, comme nous, ont été à même d’étudier les Indiens du nouveau continent dans les mystères de leur libre nature.


I.

Au sud de Buenos-Ayres, dans toute la partie de la pampa qui s’étend du Rio-Colorado au Rio-Negro, vivent depuis des siècles les Indiens Puelches. Bien que plusieurs de leurs tribus aient fait alliance avec les Espagnols à diverses époques, on les classe le plus ordinairement parmi les Indios bravos (indiens méchans). Ni le temps, ni le voisinage d’une nation civilisée, n’ont pu dompter leurs instincts féroces. Combien de fois ne les a-t-on pas vus pousser leurs incursions jusqu’aux environs de la capitale du Rio de la Plata, ravager les campagnes comme un ouragan et s’enfoncer de nouveau dans leurs plaines sans fin, pour reparaître inopinément sur un autre point! Ce sont les Bédouins de l’Amérique, avec cette différence que la passion du pillage remplace chez eux le fanatisme religieux. Il leur manque aussi l’élévation de la pensée et la haute poésie du langage qui est l’attribut des peuples de l’Orient.

A l’époque où se passe notre récit, vers le milieu du dernier siècle, un cacique entreprenant et rusé étendait ses déprédations depuis les bords de la Plata, à l’est de Buenos-Ayres, jusqu’au village de Pergamino. Après quelques années de trêve, il avait repris les armes. Plus de trois cents guerriers marchaient sous ses ordres, tous montés sur des chevaux de chétive apparence, mais endurcis aux plus rudes fatigues et sauvages comme leurs maîtres. Par une froide journée de juin, — on est alors en plein hiver dans l’hémisphère austral, — la horde vagabonde campait sur les bords d’un ruisseau qui roulait tranquillement ses eaux peu profondes à travers la plaine immense. Tandis que les chevaux, attachés à des piquets par de longues cordes faites de cuir tressé, paissaient l’herbe tendre, les Indiens, couchés