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rude campagne, et leur adressaient de ces paroles amicales, fraternelles même, que semblent comprendre les animaux destinés à vivre dans la compagnie de l’homme. Derrière cette troupe aguerrie venait un groupe de marchands et d’estancieros (fermiers), parmi lesquels se trouvaient aussi quelques femmes, voyageurs prudens, qui avaient profité du passage des cavaliers pour traverser la pampa et se rendre plus sûrement à Buenos-Ayres. Tandis que les soldats, soumis à la discipline, modéraient les éclats de leurs voix et gardaient leurs rangs avec précision, cette arrière-garde se livrait à de bruyantes conversations et cheminait d’un pas fort irrégulier.

Señores, disait gravement un gros homme qui portait des dentelles et une chaîne d’or, señores, le véritable joyau de la couronne d’Espagne, c’est le Pérou. Quand son excellence le vice-roi a fait son entrée à Lima, nous avons pavé de lingots d’argent la route qu’il avait à suivre, depuis la porte du Callao jusqu’à la cathédrale[1].

— Votre or s’épuisera, répondit un colon du Chili, Galicien d’origine, habitué aux travaux des champs; votre or s’échappera de vos mains, tandis que le Chili produira toujours du blé, sans parler de ses mines de cuivre.

— Croyez-vous donc, interrompit un cavalier aux larges éperons, que ces plaines ne soient pas aussi une mine de richesses inépuisables ? Moi qui vous parle, señores, je compte sur mon estancia environ trois mille têtes de bœufs, et un troupeau de quinze cents chevaux de race andalouse.

— L’or est le dernier mot de la richesse humaine, répliqua avec emphase le Péruvien.

— Le peuple se nourrit de pain et non d’un métal, si précieux qu’il soit, interrompit l’obstiné Galicien.

— Vous me permettrez d’y ajouter une tranche de bœuf frais ou salé, dit vivement l’estanciero.

— Silence là-bas, cria le capitaine de la troupe; si vous bavardez ainsi, je coupe le câble de la remorque, je mets au galop mes cavaliers, et vous voilà seuls au milieu de la pampa.

L’officier qui parlait ainsi était un beau jeune homme au mâle visage, à la fine moustache noire. Il marchait au dernier rang, tout à côté d’une jeune fille aux traits réguliers et gracieux qui montait un joli cheval blanc comme la neige. Après avoir fait cette sortie contre les bavards, il se pencha vers la jeune fille :

— Il suffit d’un mot pour imposer silence à ces perroquets d’Amérique, lui dit-il en souriant; mais vous allez voir qu’ils vont

  1. Ce fait, qui témoigne de la prodigieuse richesse du Pérou et de ses habitans au temps de la splendeur de Lima, se passa en 1682, lors de l’entrée du duc de la Plata, vice-roi du Pérou.