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malheur et honteux de sa défaite, comme le milan qui, entraîné à la poursuite du ramier, a donné dans le filet de l’oiseleur. Don José avait fait placer les marchands et les dames en tête de la troupe armée. La vue des sauvages, dont le cri retentissait encore à ses oreilles, et le souvenir trop récent de la tentative hardie dont elle avait failli être victime causaient à Antonina tant de frayeur, qu’elle n’osait regarder en arrière. Pâle et tremblante, elle cachait son visage sous les plis de sa mantille de soie, et se serrait près de sa tante Marta. — Remets-toi, ma fille, lui disait la duègne, et remercie Dieu qui t’a sauvée d’un si grand péril. Ce qui est passé est passé, hija. J’ai perdu mon éventail dans la bagarre; me voilà réduite à faire mon entrée à Buenos-Ayres comme une chola[1], et j’en prends mon parti... Voyons, dis un mot à ce brave jeune homme qui t’a ramenée parmi nous.

La jeune fille adressa au capitaine don José un regard languissant, mais si doux, qu’il se tint pour généreusement récompensé de sa belle conduite : — , Señorita, dit-il en s’inclinant sur sa selle avec dignité, je me sens plus honteux d’avoir laissé l’ennemi pénétrer par surprise dans nos rangs que glorieux de l’avoir vaincu. — Et apostrophant à haute voix le gros Péruvien que la peur rendait muet depuis la rencontre des Puelches : — Señor Limeño[2], ajouta-t-il, si l’or est le plus précieux des métaux, convenez qu’à certains momens le plomb et le fer ont aussi leur mérite !


II.

La petite caravane et sa vaillante escorte arrivèrent bientôt à Buenos-Ayres. Retirés dans leurs quartiers, les soldats s’y reposèrent des fatigues d’une longue campagne, oublieux des périls passés et tout prêts à ressaisir leurs armes. Don José trouva des lettres d’Europe qui le rappelaient auprès de sa famille. Bien qu’il lui en coûtât d’abandonner la vie aventureuse qui plaisait à son caractère entreprenant et hardi, l’espérance de faire la traversée en compagnie d’Antonina rendit beaucoup moins pénible le sacrifice qui lui était imposé. Doña Marta et sa nièce attendaient à Buenos-Ayres le prochain départ du navire qui devait les ramener en Espagne. Quand elles apprirent que le jeune officier allait être du voyage, les deux dames ne redoutèrent plus autant les ennuis d’une longue navigation. Dame Marta se mit, elle et sa nièce, sous la protection de don José, et le capitaine se consola d’être le cavalier de la duègne en songeant qu’il serait aussi celui de la gracieuse Antonina.

  1. Métisse née d’un Européen et d’une femme indienne.
  2. Habitant de Lima.