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François.

Oui, monsieur, elle est jeune, du moins relativement.

Le Comte.

Relativement… à quoi ?

François.

Relativement à moi.

Le Comte.

Mais tu as au moins cent ans, toi ?

François.

Soixante et dix-neuf seulement, monsieur, vienne la Noël.

Le Comte.

Et ta maîtresse se trouve avoir à ce compte ?…

François, gracieusement.

Cinquante-neuf ans, monsieur, viennent les roses.

Le Comte, vivement, mais avec gravité.

Il est inutile de la déranger, mon ami. Toutes réflexions faites, elle n’a déjà que trop souffert de mon importunité. (À part, descendant un peu la scène.) Est-ce une mystification ? est-ce un méchant caprice du hasard qui m’a conduit en présence de ce vieillard idiot et d’une vieille fille de province à demi folle probablement… Peu m’importe !… Je ne me donnerai pas l’ennui de pénétrer ce mystère… Ce qu’il y a de certain, c’est que je ne porterai pas plus loin le fardeau d’une existence odieuse… Elle ne tenait plus depuis trois mois qu’à un fil… — la curiosité… Le voilà rompu ;… tout est dit. (À François, lui donnant de l’argent.) Mon bonhomme, prends ceci ; prends, — et adieu. (Il fait un pas et se retourne.) Dis-moi… (À part.) Oui, l’idée me plaît… (Haut.) Cette fontaine de Merlin est-elle profonde, que l’on sache ?

François, le regardant en dessous.

Assez pour qu’un chien s’y noie.

Le Comte, fixant sur lui un regard attentif.

Que veux-tu dire ?

François, son accent de vieillard se marque d’une nuance de fermeté dans cette fin de scène.

Qu’un chrétien qui se noie ne vaut pas mieux qu’un chien.

Le Comte, violemment.

Comment sais-tu que je veux me noyer ? Tu es aposté… tu es payé pour me dire cela !…

François.

Vous vous parlez tout haut à vous-même : il ne faut pas être sorcier pour deviner vos projets… Eh ! Seigneur ! on a bien raison de le dire : chaque temps a ses mœurs… Le grand-père et le père de monsieur se sont fait tuer sur quelque champ de bataille — pour leur pays, — et monsieur va se noyer dans une mare, — pour son plaisir… Voilà ce qu’ils appellent le progrès… eh ! eh !