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à l’armée; elle lui parla même de Mme de La Fayette. Cédons encore une fois la parole à l’incomparable narratrice : « J’ai vu enfin Mme de Longueville. Le hasard me plaça près de son lit; elle m’en fit approcher encore davantage et me parla la première, car pour moi je ne sais point de paroles dans une telle occasion. Elle me dit qu’elle ne doutoit pas qu’elle ne m’eût fait pitié, que rien ne manquoit à son malheur; elle me parla de Mme de La Fayette, de M. d’Hacqueville, comme de ceux qui la plaindroient le plus; elle me parla de mon fils et de l’amitié que son fils avoit pour lui[1]. » Viennent ensuite ce peu de lignes, qui sont de trop peut-être, et où perce en se cachant l’inévitable coin d’amour-propre de tout bel-esprit, si délicat et si raffiné qu’il puisse être : « Je ne vous dis point mes réponses; elles furent comme elles dévoient être, et, de bonne foi, j’estois si touchée que je ne pouvois pas mal dire. »

Ce fut une consolation bien sensible à Mme de Longueville d’apprendre avec une suffisante certitude que son fils, avant de partir pour l’armée, s’était préparé à la mort et avait réglé toutes ses affaires de conscience. Cette heureuse persuasion lui donna la force de répondre au compliment de condoléance que lui adressa l’abbé de Saint-Cyran la lettre suivante[2], où respire une résignation élevée et l’entier détachement de toutes les choses de la terre.

« De Port-Royal, ce 24 juillet (1672).


A M. L’ABBE DE SAINT-CYRAN.

« Je connois trop vostre charité pour douter de vos sentimens dans la triste occasion qui vous a obligé de m’escrire, et je suis persuadée que vous avez demandé à Dieu qu’il me soumit profondément à sa sainte volonté, quelque dure qu’elle ait semblé à ma nature. Cependant je vois bien qu’elle est remplie de miséricorde, et que je ne méritois point que Dieu rompît mes liens, puisqu’ils m’estoient plus chers que je ne le croyois moi-mesme, ce que j’éprouve par la douleur que me cause la perte de celui que Dieu vient de m’oster. Il paroît, par les dispositions qu’il lui a données devant son départ pour l’armée, qu’il l’a regardé dans sa miséricorde aussi bien que moi, joint qu’il a retranché sa vie non-seulement à son commandement, mais encore au moment où il alloit estre élevé d’une manière si extraordinaire, qu’il estoit bien à craindre que l’amour du monde ne s’emparât de son cœur et ne le remplît entièrement. Je suppose que vous savez qu’il allait estre roi de Pologne. Si Dieu, en lui ostant la vie et l’espérance d’une couronne, lui a fait miséricorde, il lui a bien plus donné qu’il ne lui a osté. Ainsi il n’y a qu’à adorer sa conduite et sur mon fils et sur moi; elle est juste comme tout ce qui part des

  1. Lettre du 27 juin, t. III, p. 17.
  2. Elle n’est pas dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale. Nous en devons la communication à l’un des supérieurs de MM. les frères de Saint-Antoine, qui, avec les sœurs de Sainte-Marthe, représentent aujourd’hui Port-Royal et le continuent dignement dans le service des enfans et des pauvres.