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L’Allemagne est un grand corps complexe qui nourrit le germe d’antagonismes de plus d’une sorte. Les états qui la composent ont des intérêts distincts et des intérêts communs, ils ont même des ambitions rivales. Ils ont une action propre, indépendante, et une action soumise à des conditions générales qui résultent de l’état fédératif. En outre de vieux liens de famille ou de principes unissent l’Autriche et la Prusse à la Russie. L’alliance russe a ses partisans dans l’un et l’autre pays. À Berlin, les partisans de la Russie entourent le roi et se font une arme de ses irrésolutions, de l’influence de sa sœur l’impératrice qui règne à Saint-Pétersbourg. À Vienne, il y a une politique qui a pour elle une portion de la plus haute aristocratie, dont l’un des chefs est le prince Windischgraetz, et pour qui l’alliance avec le tsar est une sorte de religion. Supposez tous ces élémens, ces antagonismes, ces tendances luttant ensemble ; il faut le temps pour que l’intérêt réel de l’Allemagne se dégage. Pour peu qu’on observe cependant la marche de la crise actuelle et la part que les puissances allemandes ont été successivement amenées à y prendre, il n’est point douteux que la question de la politique à suivre est tranchée dans l’esprit de l’Autriche, et elle est tranchée dans le sens des vrais intérêts de l’Allemagne, qui se confondent ici avec les intérêts conservateurs de l’Occident. Peut-être ne se tromperait-on pas en disant que dès l’origine l’Autriche a aperçu toute la portée du conflit soulevé par la Russie. Puissance politique, elle s’est vue menacée par l’esprit d’envahissement du tsar ; puissance catholique, elle a senti le coup que lui préparait une ambition déguisée sous un motif de religion. Déjà l’été dernier, elle chargeait son envoyé à Saint-Pétersbourg, M. Lebzeltem, de représenter au cabinet russe ce qu’il y avait de grave dans le caractère religieux qu’on cherchait à imprimer à la question d’Orient. « Une guerre religieuse, disait-elle, mettrait nécessairement en présence la Russie agissant au nom de l’intérêt grec et l’Autriche, puissance catholique. » Et ici il se passait un incident singulier. M. de Nesselrode était tellement stupéfait de la netteté de cette communication, qu’il n’osait pas la soumettre au tsar, disant que cela allait tout envenimer en irritant son maître. Voilà ce qui explique peut-être comment l’empereur Nicolas a pu vivre dans une atmosphère d’illusions et s’engager dans une voie où des avertissemens utiles eussent pu l’arrêter. C’est le fatal écueil de ces puissances absolues. Ce qu’il faut ajouter, c’est que M. Lebzeltem a dû peut-être d’être remplacé plus tard par le comte Esterhazy à la malheureuse faiblesse qu’il avait eue de retirer sa communication, sur les instances de M. de Nesselrode.

Une des phases les plus curieuses de ces relations entre l’Autriche et la Russie, c’est la mission du comte Orlof. On sait dans quelles conditions se présentait cette mission : elle coïncidait avec la demande d’explications adressée aux cabinets de Londres et de Paris sur l’entrée des flottes dans la Mer-Noire et avec les propositions de paix envoyées à Saint-Pétersbourg par la conférence de Vienne, après avoir été acceptées à Constantinople. On sait aussi la partie officielle des propositions de neutralité dont était chargé le comte Orlof. En réalité, ce n’était que le moindre objet de la mission de l’envoyé du tsar. Le comte Orlof allait à Vienne pour entraîner un changement de politique. Il arrivait avec le prestige de l’un des premiers personnages de l’empire de Rus-