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qui, sans avoir reçu l’éducation classique de Mme de Sévigné, de Mme de La Fayette, de Mme de Malnoue, de Mme de Fontevrault, s’est formée à l’école de la plus parfaite compagnie, et parle la meilleure langue, celle qu’elle entendait parler autour d’elle aux plus beaux génies de son temps dans la guerre, dans la politique, dans l’église. Son style n’a pas, il est vrai, le poli et le fini qui manque aussi à celui de Corneille, et n’appartient qu’aux écrivains de l’époque de Louis XIV; mais il a une flexibilité admirable, de la grâce à la fois et de l’énergie, par dessus tout le plus grand air et une souveraine distinction. On peut dire enfin qu’elle représente à merveille, dans ses qualités et dans ses défauts, la littérature aristocratique et naïve, haute et négligée, spirituelle et inculte, de la première moitié du XVIIe siècle.

Mme de Sablé a son rang aussi dans cette littérature. Inférieure à son amie par le caractère et par l’âme, elle a plus de goût, elle écrit mieux, ou du moins avec plus de soin, sans aller jamais jusqu’à la recherche. Son don particulier était une raison ingénieuse et aimable; son rôle a été d’exciter et de faire valoir l’esprit des autres; son honneur, d’inspirer et de voir sortir de son modeste salon des productions illustres qui protègent sa mémoire. Sur la fin de sa vie, à l’exemple de Mlle de Vertus et de Mme de Longueville, elle se pénétra de jour en jour davantage de l’esprit de Port-Royal, et elle devint plus pénitente, plus résignée, plus tranquille. Elle, qui avait tant redouté la mort, la vit venir avec bien moins de trouble qu’on n’aurait pu croire, et finit doucement et humblement. Cette fille du maréchal de Souvré, cette femme d’un Montmorency-Laval, cette ancienne amie de Henri de Montmorency, cette élève de l’hôtel de Rambouillet, cette précieuse, cette raffinée, qui avait porté si loin le goût de toutes les délicatesses, mourut en véritable chrétienne. Elle ne voulut pas partager les tombeaux de sa famille, ni même reposer à Port-Royal, à côté de ses saintes ou nobles compagnes : elle ordonna qu’on l’enterrât dans le cimetière de sa paroisse comme une personne du peuple, sans pompe et sans cérémonie[1].

Pour nous, sans prétendre l’élever trop haut, nous nous sommes complu à recueillir tout ce qui pouvait rester d’une personne qui a tenu une assez grande place dans son temps, qui a pris part à plus d’une affaire importante, politique, religieuse, littéraire, et dont le nom reste attaché à la société charmante qu’elle rassembla et garda longtemps autour d’elle, et que nous avons essayé de faire revivre un moment dans ces légères peintures.


VICTOR COUSIN.

  1. Voyez la petite notice qui précède les Maximes de madame la marquise de Sablé; Paris 1678.