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saurait trop rappeler aux pédans qui se vantent d’avoir pris leurs licences ! Treize jours ! moins de temps qu’il n’en faut à un de ces grammairiens pour éplucher les fautes de syntaxe qui se rencontrent dans une partition ! — Qui attendait l’événement avec une fiévreuse anxiété ? C’était le chevalier Paisiello. «Si son Barbier réussit, ce dont je doute, se disait-il, c’en est fait du mien ; s’il tombe, ce qui me paraît plus présumable, je reconquiers mes anciens droits, et mon astre à son déclin retrouve encore assez d’éclat pour effacer la gloire de ce jouvenceau. »

Pauvre grand maître ! il ne devait point voir se résoudre cette question, qui préoccupait si fort son amour-propre. Giovanni Paisiello mourut le 5 juin 1816[1], et seulement trois mois plus tard eut lieu, sur le théâtre Argentina, la première représentation du Barbier de Rossini. « Une fois le genre du roman de Crébillon fils adopté pour la couleur générale du Barbier, il est impossible de voir plus d’esprit et de cette originalité piquante qui fait le charme de la galanterie que dans cette musique. » M. Beyle, à qui j’emprunte l’observation, me paraît avoir en quelques mots très judicieusement caractérisé le tour français de cette inspiration, vive, légère, pétulante avec un grain de moquerie et de libertinage. Tout cela bouillonne et pétille gaiement, comme le vin de Champagne dans le cristal de Bohème. Ces mélodies font sauter le bouchon, la mousse de ces rhythmes vous enivre. Les Romains, sans trop savoir pourquoi, ne goûtèrent pas d’emblée cette musique ; elle était pour eux trop française[2]. À ce comique étourdissant, à ce brio frénétique, ils commencèrent par ne rien comprendre, eux, habitués au bouffe de Cimarosa, à l’expression suave, tendre, pathétique. Ce ne fut guère qu’aux représentations suivantes que l’esprit remporta la victoire ; mais cette victoire, disons-le, fut complète. L’ombre de Paisiello, si d’aventure elle rôdait par-là, dut passer un mauvais quart d’heure et battre en retraite devant ces acclamations, pour s’en retourner dans cet élysée des bienheureux dont ici-bas on ne s’occupe plus.

  1. Il était né à Tarente en 1741.
  2. Rappelons aussi en passant les nombreuses mésaventures qui signalèrent cette soirée. D’abord Rossini avait mis un habit vigogne, et, lorsqu’il parut à l’orchestre, cette couleur excita une hilarité générale. Garcia, qui jouait Almaviva, arrive avec sa guitare pour chanter sous les fenêtres de Rosine ; au premier accord, toutes les cordes de sa guitare se cassent à la fois. Les huées et la gaieté du parterre recommencent ; ce jour-là, il était plein d’abbés. Figaro (Zamboni) parait à son tour avec sa mandoline ; à peine l’a-t-il touchée, que toutes les cordes se brisent. Basile arrive sur la scène, il se laisse tomber sur le nez, le sang coule à grands flots sur son rabat ; le malheureux subalterne qui faisait Basile a l’idée d’essuyer son sang avec sa robe ; à cette vue, les trépignemens, les cris, les sifflets couvrent l’orchestre et les voix ; Rossini quitte le piano et court s’enfermer chez lui. — Voyez les Promenades dans Rome, t. II, p. 291.