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objet des éternels ravissemens de l’auteur des Promenades dans Rome; mais non, M. Beyle (c’est là sa marotte ou son ignorance) veut absolument voir dans Otello un opéra allemand, et cette idée bizarre l’amène à déclarer que cet ouvrage, en dépit des beautés qu’il renferme, marque un premier pas vers la décadence. Telle est ici la force de cette préoccupation, qu’elle va jusqu’à lui ôter le sentiment des sublimes inspirations du troisième acte. «Desdemona cède à la tentation de s’arrêter près de sa harpe, elle chante la romance de l’esclave africaine sa nourrice : Assisa al pie d’un salice; il était difficile de mieux amener ce chant, il faut le dire à la gloire de l’auteur du libretto. Il y a peu à dire à la gloire de Rossini; cette romance, est bien écrite, elle est d’un style large, et voilà tout. Elle doit son grand effet à la situation, et à Paris à la manière dont Mme Pasta la chante ! » Et c’est un homme qui comprend Shakspeare, qui sait se rendre compte de la poésie et de la couleur du sujet, c’est un pareil homme qui juge de la sorte une des conceptions les plus profondément pathétiques qu’on puisse rencontrer au théâtre ! Rapporter à l’auteur du libretto le principal honneur de la romance du Saule, voilà certes une charmante moquerie, et l’honnête homme qui écrivit le poème d’Otello, ce marquis de Berio, aussi aimable en société qu’il était privé de talent comme poète, ne se doutait guère du chef-d’œuvre qu’il faisait là.

Après avoir très judicieusement insisté sur le défaut d’expression dans les premiers actes, après avoir on ne peut mieux saisi par quels côtés Rossini s’éloigne du magnifique thème que lui offrait le tragique anglais, comment M. Beyle a-t-il pu glisser si légèrement sur cette partie de l’opéra par où le musicien se rattache à Shakspeare en l’égalant ? Parlerai-je de la chanson du gondolier, d’une si navrante mélancolie ? citerai-je les adieux de Desdemona à son amie, et ce lugubre trait d’orchestre, grondement de tonnerre lointain qui déjà fait pressentir l’entrée du More ? Et ce duo suprême entre Otello et Desdemona, qui débute par un si formidable crescendo, qu’en pense M. Beyle ? Il ne nous le dit point. Sans doute, à ses yeux, c’est encore là de la musique trop allemande! Il y a dans les quelques mesures de ce morceau, rapide et flamboyant comme l’éclair, je ne sais quoi d’horrible qui fait dresser les cheveux sur la tête. Jamais la terreur en musique n’eut un accent plus profond ni plus vrai. Qu’on se souvienne de la péroraison, lorsqu’aux transports de la fureur succède tout à coup un silence de mort. C’est l’émotion tragique portée à son plus haut degré; il semble, durant cette pause solennelle, que vous entendiez battre le cœur du meurtrier hésitant une dernière fois avant de consommer son crime.

On a trop souvent répété qu’en abordant le poème d’Otello