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Rossini avait négligé de s’inspirer du génie de Shakspeare; il faisait au contraire de son mieux pour se rapprocher du grand module qu’il lisait dans la traduction française de Letourneur : Mi gelava il sangue, disait l’illustre maître à cette époque en parlant de l’impression que produisait sur lui la tragédie anglaise, si peu semblable à cette rapsodie dont l’avait gratifié son poète, lequel, passant par-dessus la tête à Shakspeare, était allé s’adresser aux Cent nouvelles de Giraldi Cinthio, source primitive et italienne de la chronique. Sans doute ni l’ouverture, ni les deux premiers actes de la partition d’Otello ne témoignent grandement du commerce que Rossini entretint à cette occasion avec Shakspeare; mais qui oserait dire pareille chose du troisième acte, que traverse si magnifiquement le souffle romantique du poète ? D’ailleurs pourquoi ne pas admettre tout d’abord certaines conditions de climat et de lieu auxquelles le génie le plus indépendant sacrifie forcément à son insu ? Pourquoi vouloir que Rossini soit Mozart ou Weber, que le cygne de Pesaro s’inspire de la pensée du Nord de la même manière que pourrait le faire un de ces blonds Germains issus de la nuit cimmérienne ? Il faut aussi compter avec les tendances particulières à telle ou telle organisation. Après avoir reproché à M. Beyle de trouver la musique d’Otello trop allemande, n’allons pas à notre tour nous donner le ridicule de l’estimer trop italienne. Ce sont là des formules d’école, des thèses où peut donner tête baissée un dilettantisme aimable jusqu’en ses divagations, mais que la vraie critique répudie. Quand Rossini aborde Shakspeare, il l’étudie dans la mesure de son tempérament, dans les conditions de son propre génie, sans cesser pour cela de rester ce qu’il est, un Italien composant de la musique pour des oreilles italiennes. Je dirai plus, il faut avoir vécu à Rome, à Naples, à Milan, pour se rendre compte de ces préférences climatériques. Autre chose est entendre la musique italienne en Italie ou l’entendre de ce côté-ci des Alpes. Là, sous ce ciel enchanté, au sein de cette atmosphère éternellement printanière, nos facultés de perception semblent se prêter davantage à ce qui les flatte ou les caresse; là, dans cette patrie des nuits embaumées et tièdes, le sens nerveux, mollement excité, n’a que faire du profond et du transcendental ; ce qu’il lui faut, c’est une mélodie agréable, heureuse, attrayante, qui berce l’âme en de tendres voluptés, et réponde à l’ivresse édénique où le monde extérieur la plonge. Ainsi je m’explique comment des imaginations tout allemandes, une fois sur ce terrain, n’ont pu (qu’on me passe l’expression) s’empêcher de sacrifier aux Grâces, et s’il me fallait des noms illustres, je citerais en tête M. Meyerbeer, ce génie romantique que le sentiment de sa vocation ultérieure ne préserva point, dans le temps, de cette allanguissante influence des jardins d’Armide, et qui, tout plein des