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après lui ses dix mille sicaires catholiques, alourdis d’un peuple entier de courtisanes, il aurait trouvé la révolution enracinée partout, les villes fermées, les digues rompues, les passages défendus, la nation tout entière debout, derrière ses remparts, ses digues, ses grèves, ses lacs marins. Sans abri, sans argent, les soldats espagnols se seraient fondus dans les campagnes désertes; la faim aurait eu raison de ces invincibles bandits.

Ce qui me confirme dans cette idée, c’est que le prince d’Orange voulut et tenta en effet tout cela; seulement il le voulut deux ans trop tard, après qu’il eut désarmé la révolution et tourné toutes les chances contre lui. Il racheta, il est vrai, sa première timidité par une entrée en campagne d’une merveilleuse audace; mais il s’était ôté d’avance la possibilité de vaincre, en laissant prendre l’offensive au duc d’Albe. Celui-ci marchait escorté de bourreaux; au lieu du peuple déchaîné de 1566, il allait trouver un peuple maté d’avance, lié dans la boucherie, et qui n’attendait que le coup de grâce : d’Albe n’eut qu’à lever le bras et à tuer. Les dix-huit mille hommes qu’il égorgea sans défense sur les échafauds, et les cent mille proscrits, il les eût, dans le système opposé, trouvés debout en face de lui sur les champs de bataille. Le prince d’Orange eut la magnanimité de reconnaître la faute qu’il avait faite, car tous les avantages qui s’étaient offerts à lui, il les avait donnés à ses adversaires. En vain il appela, il chercha la population qu’auparavant il avait contenue ou repoussée; Elle était dispersée par la peur et les supplices. Réduit à parcourir les campagnes sans pouvoir s’appuyer à aucune ville, à aucune forteresse, ce fut à lui de voir ses troupes se fondre sans combat entre ses mains, faute de vivres, d’argent, d’abri, de secours; de là la stérilité de ses premières campagnes. Après avoir inutilement tâté les dix-sept provinces, excité à la révolte ceux qu’il avait assoupis, frappé à toutes les portes sans pouvoir en ouvrir une seule, il trouve dans son pays toutes les difficultés attachées à qui fait la guerre en pays ennemi. L’unique résultat de ses premières campagnes est de faire oublier, à force de témérités, la circonspection des années précédentes.

On croit trop que les grands hommes n’ont point de noviciat, et qu’ils entrent d’emblée tout armés dans l’histoire. Rien au contraire de plus instructif que l’étude de leurs premières fautes avant qu’ils aient pris leur essor; vous distinguez mieux ainsi par quels grands coups d’aile ils les réparent.


III.

Profitant des erreurs commises, le duc d’Albe mettait sans difficulté la main sur les Pays-Bas. Le mérite du roi d’Espagne avait été