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de choisir l’instrument qui convenait le mieux alors à ses desseins. D’Albe avait tout ce que Philippe II possédait d’intelligence et de passion, et tout ce qui lui manquait. Dans leur correspondance, on voit deux hommes parfaitement d’accord sur le but, et c’est le serviteur qui dicte presque toujours la résolution du maître. De grands reproches leur ont été adressés de toutes parts sur le système qu’ils ont appliqué aux Pays-Bas; parmi les partisans même de leurs doctrines, il s’en est peu trouvé qui ne les aient accusés d’inhabileté. Pour moi, je m’attache ici à l’opinion des plus compétens, à celle du jésuite Strada[1] et des chefs de l’église, et je l’avoue, si je considère quel était le but à atteindre, je vois difficilement comment on y serait parvenu par un chemin différent.

De quoi s’agissait-il ? Préserver les provinces de l’esprit nouveau qui les avait infectées, y refouler pour deux siècles la raison humaine, empêcher la pensée moderne d’éclore; après le grand travail d’émancipation politique qui avait marqué l’esprit des communes de Flandre, faire avorter l’effort des temps passés; replonger dans la servitude ceux qui les premiers avaient fait l’apprentissage de la liberté publique; appliquer toutes les conséquences sociales de la réaction du concile de Trente aux populations qui étaient le plus près de la vie moderne; les murer toutes vivantes, toutes avides d’avenir, dans la prison du saint-office; effacer de l’histoire les cités les plus bruyantes du moyen âge, et, à la place d’un peuple indépendant, imposer au nord le silence, la stérilité d’une sierra espagnole : tel était le problème. Je dis que pour le résoudre, ni l’astuce de Marguerite de Parme, ni les calculs ingénieux de Granvelle n’eussent suffi. Pour forcer la nature et la raison tout ensemble, il fallait la hache du duc d’Albe.

Si la liberté de conscience était alors la peste sociale, nul doute que cette liberté déjà invétérée ne pût être extirpée sans violence. Voulait-on que l’Espagne convertît par la discussion les Pays-Bas aux trois quarts hérétiques ? Comment l’ignorance espagnole eût-elle tenu tête à des hommes nourris dans les fortes écoles de la réforme ? Fallait-il fermer les yeux sur les progrès des novateurs ? C’était s’avouer vaincu avant que de combattre. Sous la persécution modérée de Marguerite de Parme, la plupart des villes avaient abandonné le catholicisme. Le mal croissait à vue d’œil; quel moyen d’arrêter les populations sur cette pente ? Le fer, le feu, la fosse, eurent seuls cette vertu.

Remarquez que le plan fut conduit avec plus d’habileté qu’on ne suppose, et si l’atrocité y fut manifeste, il est assurément injuste de prétendre que le sang-froid, le calcul, la ruse y aient manqué. Après

  1. De Bello Belgico, t. Ier, p. 309.