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transcendante, que d’aller importuner et déranger la suprême puissance en faveur d’une société bourgeoise endimanchée qui veut prendre la récréation des tables tournantes. En vérité, si Dieu est bien bon, les hommes sont bien exigeans!

« C’est une nécessité, dit Lucrèce, de concevoir la nature des dieux comme jouissant de leur immortalité dans le calme d’une paix profonde, séparés par une distance immense des affaires humaines, et y restant tout à fait étrangère; car ne redoutant aucune douleur, au-dessus de tous les périls, puissante de ses propres avantages, et n’ayant aucunement besoin des mortels, la Divinité ne se laisse ni séduire par les hommages intéressés, ni courroucer par les ressentimens. » Voilà ce que disait un païen de l’âge qui précéda le siècle d’Auguste. Avis aux chrétiens sur tes tables tournantes !

Mais, dira-t-on, puisque c’est une illusion agréable que de faire comparaître à sa volonté les esprits des grands hommes pour leur jeter à la tête quelques pauvretés dans le style des Dialogues des morts de Lucien ou de ceux de Fontenelle, au moins vous nous permettrez de déranger ceux-là; ils ne sont pas si grands seigneurs, et peut-être, comme le fameux Amadis de Gaule, ils s’ennuient un peu d’être séquestrés de l’humanité. C’est leur procurer une distraction agréable. — Eh bien! passons sur l’évocation des âmes des morts, et tant que durera votre croyance aux manifestations des esprits, conversez avec eux. Ce sera, je pense, fort innocent. — Monsieur Bouvart, disait une dame de la cour de Louis XVI au fameux médecin de ce nom, ne croyez-vous pas que je ferais bien de prendre de l’infusion de fleurs d’aubépine rose ? — Prenez-en, madame, et hâtez-vous tandis que le remède guérit encore! — Tandis que les tables parlent encore par les esprits, hâtons-nous de converser avec eux, mais tâchons, s’il est possible, que ces esprits soient un peu spirituels.

Après le mouvement des tables, le phénomène le plus curieux est celui des coups frappés par les esprits. Conçoit-on l’étonnement d’un homme qui entend frapper quelques coups à sa porte et qui ouvre sans voir personne ? L’auteur de l’écrit intitulé Comment l’esprit vient aux tables, ouvrage d’un grand mérite pour le fond (et ici le fond est tout), paraît attribuer les sons perçus, le bruit de la grêle et de la pluie qui fouettent les vitres, à des hallucinations des témoins des opérations surnaturelles. Cette supposition, trop difficile à admettre, sera facilement écartée si on hasarde le mot de ventriloquie timidement prononcé en Angleterre et aux États-Unis, où l’on s’applique cependant à ne provoquer aucun rapprochement entre les manifestations des esprits et les tours des légers-de-main ou escamoteurs. Ainsi dans ces manifestations on n’a eu garde de faire figurer les scènes bien connues de M. Comte et de ceux qui prêtent leur voix aux animaux et aux êtres inanimés. Les corbeilles et les petites tables écrivantes ont leur spécialité et un certain air de nouveauté. Mais, indépendamment de ce que les tables magiques ont été retrouvées dans l’antiquité, les pierres qui arrivent on ne sait d’où, les pincettes qui dansent, et changent de côté de cheminée avec les pelles et les pokers, les tableaux qui se décrochent ou dont les figures s’animent, les horloges qui chantent, enfin tout le vieil arsenal des visions ne vaut-il pas aussi la peine qu’on le remette à neuf ? N’est-il pas plus étonnant de voir retirer d’un chapeau qu’on remet à un escamoteur une omelette ou un gros lapin vivant que