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comprends ce que vous voulez faire. Pourquoi irriter votre mère et attirer sa haine sur vous à cause de moi ?

— Pourquoi! s’écria Jean d’un ton demi-fâché. Pourquoi ? oh! je n’en sais rien; mais, croyez-le, si vous avez une idée fixe, un rêve qui vous préoccupe sans cesse, moi aussi j’ai une pensée qui ne me quitte jamais, ni dans les plus rudes travaux, ni dans le plus profond sommeil. Cette pensée, c’est que je dois vous dédommager du mal que ma mère vous a fait. Lena, je ne sais pas parler aussi bien que vous; mais, pour l’amour de Dieu, ne doutez pas de ce que je vous dis : du jour de votre mort, Jean ne travaillera plus, et il sera bientôt au cimetière, couché sous la terre à côté de vous. Et si vous me demandiez pourquoi, je ne saurais vous l’expliquer. Sous ma blouse bat un cœur qui sent vivement : vous êtes une pauvre enfant sans famille, cela me suffit. Vivez donc, Lena, jusqu’à ce que je sois plus âgé : mon travail...

Une voix menaçante se fit entendre dans le lointain : — Ramène la vache, et vite ! criait-on.

Jean se leva, jeta à Lena un regard suppliant, et disparut au milieu des aunes en disant à demi-voix : — Je vais à l’instant à la maison. Allez; elle ne vous battra pas!

Lena prit en main le licol de la vache, et gagna à pas lents le sentier qui menait à la ferme.


III.

Dans le village de Westmal[1] se trouvait une petite forge dans laquelle quatre hommes, le maître et trois ouvriers, étaient occupés à différens travaux du métier. Autant que le permettait le bruit des limes et des marteaux, on parlait de l’empereur Napoléon et de ses hauts faits. Un des ouvriers, à la main gauche duquel manquaient deux doigts, commençait une intéressante histoire du temps des guerres d’Italie, quand deux hommes à cheval s’arrêtèrent devant la ferme, et l’un d’eux cria : — Holà, compagnons ! ferrez mon cheval!

Les ouvriers contemplèrent avec curiosité les deux étrangers qui mettaient pied à terre. Il était facile de voir que c’étaient deux militaires, car l’un d’eux avait le visage coupé transversalement par une profonde cicatrice et portait un ruban rouge à sa redingote; l’autre, bien que vêtu d’un costume bourgeois comme le premier, semblait le subordonné de celui-ci, et prit la bride de son cheval en demandant : — A quel pied, colonel ?

— Au pied gauche de devant, lieutenant.

  1. Westmal, village situé à quatre lieues d’Anvers, sur la grand’route qui mène à Turnhout, au milieu de la bruyère.