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— Eh bien ! voyez-moi ce fer!

Les ouvriers considéraient le fer élégant et léger, la bouche béante et tout interdits. Seul, le maître forgeron semblait penser à autre chose, et secouait de temps en temps la tête de l’air d’un homme qui doute. Il se rapprocha de l’étranger, qui avait déjà revêtu son habit; mais quelque attention qu’il mît à le regarder, il ne parut pas le reconnaître.

Le cheval fut bientôt ferré et prêt devant la forge à recevoir son cavalier. Le colonel donna au maître et à chacun des ouvriers une cordiale poignée de main, et déposa deux napoléons sur l’enclume en disant : — Un pour le maître, un pour les ouvriers. Buvez tous gaiement à ma santé! — Après quoi il sauta en selle, et, côte à côte avec son compagnon, gagna l’intérieur du village.

Les deux étrangers avaient à peine disparu au coin de la maison la plus proche, que les ouvriers se tournèrent en même temps vers leur maître et fixèrent sur lui un œil interrogateur. — Colonel! colonel! murmura l’un d’eux; je dis, moi, que le gaillard est forgeron, ou qu’il l’a été. Je suis sûr que vous le connaissez, maître.

— C’est-à-dire, répondit le maître, que je n’ai connu en ma vie qu’un seul homme qui fût capable de forger aussi lestement un fer aussi léger et aussi beau. Et, si je ne me trompe, le colonel n’est autre que Karl van Milgem, qu’on appelait d’ordinaire Rikke-tikke-tak.

— Comment ! ce serait le joyeux forgeron de Westmal ! dit l’un des compagnons; j’ai beaucoup entendu parler de Karl Rikke-tikke-tak, mais c’était un pilier de cabaret, un ivrogne fieffé qui savait mettre sens dessus dessous tout le village. Le colonel paraît être un homme trop comme il faut. C’est impossible !

Le maître alla s’asseoir sur l’enclume comme un homme qui se dispose à raconter, et dit aux ouvriers : — Camarades, nous avons gagné dix fois notre journée; nous ne travaillerons plus avant le dîner. Écoutez ce que je vais vous dire, et jugez vous-même. Le colonel est certainement Karl van Milgem. Il y a seize ans environ demeurait ici, dans cette même forge où nous sommes, un jeune homme qui avait pour femme la plus jolie paysanne de Moll et des environs. Ils s’aimaient tant l’un l’autre, que tout le village était émerveillé d’un aussi heureux mariage. Karl van Milgem, car c’était lui, travaillait depuis le matin jusqu’au soir, tellement que la sueur lui coulait du front, et les amis l’appelaient Rikke-tikke-tak, parce qu’il chantait toute la journée, en battant l’enclume, cette jolie chanson que le colonel sait si bien. Il était toujours de bonne humeur, joyeux à la réplique, et jamais il ne sortait de sa bouche un mot qui ne fît rire de bon cœur. Aussi n’y avait-il à Westmal aucun homme qui fût aussi aimé de tout le monde que Karl, le gai forgeron. Karl était déjà