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bruits indéfinissables annoncent le réveil de la nature. Dans la chambre de la ferme isolée, l’horloge poursuit son incessant tictac ; rien n’y trouble encore le morne silence de la nuit; le foyer est glacé.

Dans un coin, à demi perdu dans les ténèbres, se trouve un rouet ; la quenouille est encore chargée de lin finement sérancé, dont le fil est intact, comme si la fileuse venait de la quitter.

A deux ou trois pas du rouet, une forme humaine se dessine dans l’ombre : c’est un jeune homme assis, qui contemple l’instrument avec une étrange expression. Les bras croisés sur la poitrine et la tête courbée, il porte alternativement son regard absorbé du rouet à la chaise voisine. Son visage porte les signes d’une profonde tristesse : un feu sombre rayonne dans ses yeux, comme si le désespoir habitait son cœur, et pourtant un sourire fugitif apparaît par momens sur ses lèvres. Qui l’eût vu ainsi eût pensé qu’une fileuse invisible était assise au rouet, et que le jeune homme avait avec elle, dans le langage des yeux, un émouvant entretien. Des sons si doux que le silence nocturne n’en est pas troublé flottent dans la chambre. Le jeune homme pose le doigt sur ses lèvres el semble écouter, bien que ce soit lui-même qui chante, sans en avoir conscience :

Rikke-tikke-tak
Rikke-tikke-tou !
Forgerons,
En cadence,
Forgerons, frappons!
Le fer rouge lance
L’étincelle, et bout.
Rikke-tikke-tou!

Il se lève, prend en main une houlette, et sort à pas lents de la chambre. Le voilà qui marche rêveur au milieu des aunes ; il s’arrête, cueille une fleur, la regarde en souriant, l’effeuille et laisse distraitement les pétales tomber sur le sol. Il atteint le bord du chemin, contemple les légers monticules de sable qui s’élèvent au-dessus de la bruyère ; ses yeux se remplissent de larmes : il s’assied et pleure amèrement. Il se relève encore, va plus loin jusqu’à un hêtre gigantesque, dans le voisinage duquel quelques genévriers au sombre feuillage élèvent leur cime vacillante. Là, il demeure quelques instans, oublieux de lui-même, et il écoute comme si une voix mystérieuse, venant de l’arbre, lui parlait ; un doux chant monte de son cœur à ses lèvres. Sous l’ombre des genévriers murmure la chanson :

Rikke-tikke-tak
Rikke-tikke-tou!
Forgerons,
En cadence,
Forgerons, frappons !