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ma petite lampe et allai là-bas contre le mur, au milieu des charrettes et des voitures, à la recherche de la maudite bête. Comme je traînais par là en appelant Mouny ! Mouny ! j’entends tout d’un coup comme un gémissement d’homme ; je fus si saisie que j’en sautai en l’air ; je regarde par terre. Je ne saurais dire ma frayeur : il y avait là un homme couché sur le dos et le visage tout en sang !

— Mon Dieu, tout en sang !

— Oui, Trine, tout en sang. Pensez un peu quelle aventure ! J’allai bien vite chez les voisins ; ils accoururent avec de la lumière, et nous vîmes alors que c’était un jeune homme qui était probablement allé se coucher sur une voiture à charbon et qui en était tombé. Il devait être là depuis longtemps, car le sang qui s’échappait de sa tête était presque entièrement figé.

— Était-il mort, mère ?

— Oh ! mort !… Sotte que vous êtes, — il dort là dans ce lit !

— Que voulez-vous y faire, mère, la mémoire s’en va ? Eh bien ! qu’a-t-on fait alors ?

— Qu’a-t-on fait ? Comme toujours, beaucoup de conseils et peu d’effet, et pendant ce temps-là le pauvre garçon était étendu dans son sang, sur les pierres froides, que mon cœur se brisait de le voir. Je me suis dit en moi-même : Allons, allons, tous les hommes sont frères ! et je n’ai pas attendu que le docteur vienne pour faire porter le malheureux à l’hôpital… Je l’ai fait relever et mettre dans mon lit…

— Mais, mère, où avez-vous pris de quoi le soigner et l’entretenir ? à moins que vous n’ayez un bas caché quelque part sous les tuiles[1] !

— Oh ! non, Trine, j’ai beaucoup travaillé et aussi fait quelques dettes, mais ce n’est rien ; ce qui est donné de bon cœur, Dieu le rend.

— C’est égal, c’est bien beau ! Connaissez-vous ses parens et savez-vous d’où il est ?

— Non, je ne le lui ai pas encore demandé… Mais, quand il avait la fièvre, il rêvait toujours beaucoup, et j’ai entendu que son père et sa mère sont morts.

— Et n’avez-vous pu comprendre rien autre chose dans ce qu’il disait ?

— Non, je ne sais ce qu’il racontait d’un hêtre, de la bruyère et des sapinières… Il parlait latin aussi, et quelquefois il s’écriait : Monique ! Monique ! C’est probablement le nom de sa mère ou de sa sœur. Il sait une chanson, Trine, que je voudrais pour un florin que vous puissiez entendre ! C’est toujours rikke-tikke-tak, qu’il y a de

  1. Beaucoup de vieilles gens de la classe populaire mettent leurs épargnes dans un bas, caché sous les tuiles du toit.