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n’atteignit jamais le chiffre de soixante-dix mille hommes, bien que, par d’habiles dispositions, il fût parvenu à faire croire à ses adversaires qu’elle était plus forte du tiers ou de moitié. Dans cette supposition même, elle eût été bien inférieure aux masses énormes et toujours croissantes oui s’avançaient de toutes parts. Après quelques engagemens partiels et peu décisifs, Napoléon ne craignit pas de livrer le 1er février, auprès de Brienne, une bataille dans laquelle il fut repoussé avec d’assez grandes pertes. Bien que le courage et le sang-froid qu’y avaient montrés les jeunes soldats français eussent donné à réfléchir aux vainqueurs, cette défaite à l’ouverture de la campagne était d’un sinistre augure. Les alliés avançaient toujours ; Troyes leur ouvrit ses portes.

Il n’est pas besoin de dire que dans de telles circonstances les coalisés pensaient moins que jamais à maintenir leurs propositions de Francfort. Surpris et presque honteux d’avoir été un moment si modérés, ils essayaient en quelque sorte de l’oublier, ou tout au moins de se faire illusion à eux-mêmes sur le véritable sens de ces propositions, si claires cependant. Personne n’admettait plus, dans les conseils de la coalition, qu’il pût être question de laisser à la France une portion tant soit peu considérable des conquêtes de la république ; et de l’empire. Les prétentions que la fortune inspirait aux vainqueurs ne s’arrêtaient pas même là. L’idée de détrôner l’homme dont le génie et l’ambition étaient encore pour eux un objet d’effroi commençait à leur paraître praticable, et elle leur souriait singulièrement. On aurait pu croire que la cour de Vienne, à laquelle Napoléon tenait par des liens si étroits, reculerait devant cette extrémité, et le langage de M. de Metternich, organe habituel des rares communications échangées avec le gouvernement français, était en effet plus conciliant et plus modéré que celui de la plupart de ses collègues ; mais l’empereur François, dans un entretien qu’il eut avec l’ambassadeur d’Angleterre, lord Aberdeen, déclara à plusieurs reprises qu’il ne mettait aucune confiance dans toutes les promesses que pourrait faire son gendre, et que, tant qu’il vivrait, il n’y aurait aucune sûreté pour l’Europe. L’empereur Alexandre était bien plus animé encore contre Napoléon ; voici ce qu’on lit dans un rapport de sir Charles Stewart, frère de lord Castlereagh, alors envoyé d’Angleterre auprès du roi de Prusse : « L’empereur avoue hautement sa résolution de se porter à tous risques sur Paris, et, sans se prononcer quant au successeur de Bonaparte, il ne dissimule pas que l’objet de sa politique est de se débarrasser de lui, de ne faire avec lui aucun traité. Il ne tient pas plus de compte de la mémorable négociation de Francfort que si elle n’avait jamais eu lieu… Ceux qui l’entourent immédiatement et qui reçoivent ses paroles, le baron de Stein, Pozzo di Borgo, etc., s’expriment violemment dans ce sens. »