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foi inviolable à l’amiral, lequel il ne nommait autrement que père ? au roi de Navarre, auquel il donnait sa propre sœur ? Et tous les avis presque de tout le monde s’y accordaient ; mais je laisse les autres, et, pour éviter toute prolixité, je dirai seulement que si l’on me peut alléguer un exemple seul, depuis que le monde est monde, qu’un roi ayant été contraint par ses sujets de quitter la force ait gouverné par bénévolence, je suis content de croire que le roi d’Espagne oubliera toutes choses passées et usera dorénavant de Clémence et douceur plus que roi jamais ne fit au monde. Mais je veux laisser toute conjecture et venir aux démonstrations. Je crois que vous m’accorderez que quand don Juan vous présentera le gouvernement de ce pays tel et en telle forme qu’il était du temps de l’empereur Charles-Quint de bien heureuse mémoire, il n’y aura personne des états qui veuille ou ose s’y opposer, puisqu’en toute capitulation il semble qu’ils ont eux-mêmes mis ce pied et cette forme en avant ; don Juan et le roi même déclarent que telle est leur intention. Ceci n’est plus conjecture ; là est la certaine volonté et résolution des uns et des autres.

« Or, je vous prie maintenant, considérez par qui et de quel temps ont été bâtis les placards dont tous ces maux sont ensuivis. N’est-ce pas du temps de Charles ? Et toutes les persécutions dressées contre les pauvres gens de la religion, puisque le nom seul en est si odieux que l’on n’en veut ouïr parler ? Venons au gouvernement politique. Qui a bâti la citadelle de Gand et la citadelle d’Utrecht ? N’est-ce pas l’empereur Charles ?

« Il faut donc dire que par cette paix don Juan pourra bâtir autant de citadelles qu’il lui plaira, car l’empereur Charles, quand il lui a plu, n’a-t-il pas fait guerre et paix, levé armée par terre et par mer, sans avis ou consentement des états ? Le même pourra donc faire don Juan au nom du roi. Et n’a-t-il pas mis telles garnisons et forteresses es villes frontières comme il lui a plu ? Il faudra donc accorder le même à don Juan ? El quand ceci sera fait, je vous prie, quels moyens auront les états de s’opposer à ses desseins, ou quand pourront-ils empêcher qu’il ne prenne par la tête ceux qu’il lui plaira, puisque l’empereur Charles a eu cette même puissance[1] ? »


Cette lettre de Marnix est digne de celle d’Orange : eux seuls parlaient ce langage. Où le génie et l’accent précis de notre idiome se sont-ils mieux révélés ? On dirait que la liberté même a adopté au XVIe siècle la langue française pour y imprimer le sceau de ces grands hommes. Changez quelques tours surannés : à combien de traits ne reconnaît-on pas déjà la parole de Rousseau et de Mirabeau ? Comment cette grande langue diplomatique, qui jaillit ici du rocher, est-elle devenue ce petit flot de paroles obliques où sembla expirer plus tard la langue française ?

Ce n’était pas seulement la séduction de don Juan qui était un danger ; la révolution avait pris pour base la souveraineté du peuple, c’est-à-dire le suffrage de tous pour la liberté de tous. C’est au nom de ces deux principes fondamentaux de la réforme qu’on va désormais

  1. Correspondance de Guillaume le Taciturne, t. III.