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à cette impérieuse nécessité ; mais, j’ai regret à le dire, ses conclusions n’ont pas toute la netteté qu’on pourrait souhaiter. Placé en face d’un mouvement qui commençait à peine, il hésite, il tâtonne ; il craint de se tromper en mesurant d’avance la portée de ce mouvement. Plein de hardiesse et de sagacité quand il juge les révolutions accomplies, il doute de sa pénétration quand il s’agit d’apprécier une révolution à ses débats. Il ne recommande pas l’imitation du passé, et je lui en sais bon gré, car chaque siècle a sa tâche, et prescrire à notre temps l’imitation du passé n’irait pas à moins qu’à lui prescrire de ne pas vivre. M. Villemain a trop de savoir et de finesse pour ne pas comprendre la nécessité d’un esprit nouveau. Mais quel est cet esprit ? A quelles conditions pourra-t-il léguer aux générations futures des monumens durables et dignes d’étude ? M. Villemain ne le dit pas. Il se borne à reconnaître qu’il sortira quelque chose du mouvement tumultueux des idées ; il affirme que cette fermentation ne sera pas inféconde, et semble croire que cette affirmation le dispense d’aller au-delà. Il eût été digne d’un esprit aussi judicieux de sonder l’avenir qui se préparait et que nous avons vu se réaliser sous nos yeux. Il pouvait, je crois, sans témérité, sans présomption, signaler tout ce qu’il y avait de confus dans les doctrines qui se proclamaient alors, et que nous avons vues se traduire en odes, en drames, en romans. Personne parmi nous ne connaît aussi bien que lui la littérature anglaise ; personne n’était donc mieux placé que lui pour discuter tout ce qu’il y avait de puéril dans les tentatives qui se donnaient comme des filles légitimes du génie anglais. Nourri des lettres antiques et des lettres chrétiennes, qui mieux que lui, avec plus d’autorité, pouvait rappeler aux novateurs qui prétendaient relever de Shakspeare, et ne reconnaître dans le passé, avant Shakspeare, que deux modèles, Homère et la Bible ; qui pouvait leur rappeler d’une voix plus éloquente et plus persuasive qu’ils méconnaissaient la Bible et Homère en les invoquant, qu’ils méconnaissaient Shakspeare dont ils se disaient les seuls héritiers ? Je m’étonne que M. Villemain, qui venait de jeter sur la France et l’Europe un regard si pénétrant, n’ait pas compris ou du moins n’ait pas accompli cette dernière partie de sa tâche. Familiarisé dès longtemps avec la langue d’Homère, en connaissant tous les secrets, fils de la Grèce par l’élégance du langage, par la fine raillerie, par le choix des images, qui pouvait mieux que lui prouver aux nouveaux argonautes qu’ils faisaient fausse route et ne marchaient pas à la conquête de la toison d’or ?

M. Villemain, en essayant de caractériser l’esprit littéraire de la génération nouvelle, semble craindre de multiplier les noms propres, et se laisse emporter trop loin par la discrétion. Trois noms seuls s’échappent