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un poème de Lenau sur Savonarole a obtenu en 1844 un grand succès au-delà du Rhin. Enfin M. l’abbé Carle a fait du moine florentin le sujet d’une compilation mystique et radicale, dans laquelle il a mêlé aux théories du moyen âge sur l’illuminisme les théories humanitaires du romantisme moderne.

Toutefois, par leur abondance même et leurs contradictions[1], ces divers travaux laissaient place encore à de nouvelles recherches, et M. Perrens vient de publier deux volumes dans lesquels il a étudié, en remontant aux sources mêmes, toutes les questions qui se rattachent à la biographie du célèbre prédicateur florentin, à l’influence qu’il a exercée sur son temps.

Le livre de M. Perrens s’ouvre par un tableau du XVe siècle ; c’est un morceau savant, mais nous regrettons qu’au lieu de présenter, comme introduction à la vie de Savonarole, le résumé synthétique de l’histoire de son époque, l’auteur n’ait point particularisé davantage son sujet, en lui donnant comme prolégomènes une rapide appréciation des divers personnages qui ont joué un rôle à peu près semblable. Placé de la sorte au milieu de ses précurseurs, le moine de Florence aurait résumé d’une manière frappante cette double tradition mystique et révolutionnaire qui se développe parallèlement à la tradition catholique, et dont les représentans font intervenir l’illuminisme dans la politique en même temps qu’ils s’annoncent comme les réformateurs des mœurs, et qu’ils engagent même quelquefois contre le saint-siège et le clergé une lutte à outrance.

Savonarole n’est point une exception, quoiqu’il ait poussé parfois l’excentricité à ses dernières limites. En se donnant pour un prophète, pour un révélateur des destinées futures du monde, il se rattache à l’abbé Joachim, à sainte Hildegarde, à sainte Brigitte, à sainte Catherine de Sienne. Fondatrice et abbesse du monastère de Saint-Rupert, près de Bingen, sur le Rhin, sainte Hildegarde, on le sait, entretint avec les archevêques de Mayence, de Trèves et de Cologne une correspondance active, dans laquelle elle fit de nombreuses prédictions sur les calamités qui devaient arriver dans le monde pour punir les hommes de leurs crimes. Elle eut aussi des visions prophétiques qui furent examinées et approuvées par le concile de Trèves en 1147, et dont le texte, fréquemment reproduit, acquit au moyen âge une grande autorité. Elle avait, entre autres, prédit la fondation de l’ordre des livres prêcheurs, la grandeur et la décadence de cet ordre, et l’abbé Fleury, dans son Histoire ecclésiastique[2], dit que les événemens, en ce qui touche les frères prêcheurs, ont complètement justifié ses prophéties. Comme sainte Hildegarde, sainte Brigitte fut emportée par l’extase sur les derniers degrés de l’échelle mystique. Née du sang royal de Suède, elle fonda l’ordre du Saint-Sauveur, qui fut approuvé en 1370 par le pape Urbain V, et, après avoir visité successivement Rome et Jérusalem, elle mourut en Italie, le 23 juillet 1373, en laissant un recueil de révélations qui, vivement attaquées par Gerson, mais approuvées par le cardinal

  1. Pour juger combien ces contradictions sont extrêmes, on peut consulter le Dictionnaire de Bayle, l’Apologie pour tous les grands personnages qui ont été faussement accusez de magie, par Gabriel Naudé, et l’Histoire des hommes illustres de l’ordre de saint Dominique, du père Tornon. Naudé compare Savonarole à Arius et à Mahomet, et le père Touron l’appelle un homme envoyé de Dieu.
  2. Édit. de 1719, in-4o, t. XV, p. 458.