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était toujours la ville de Boccace, cette ville sensuelle pour laquelle Machiavel allait écrire la Mandragore, Frère Alberigo, et cette constitution satirique où il ordonnait aux hommes et aux femmes d’assister avec une grande ponctualité à tous les pardons, à toutes les fêtes, à toutes les cérémonies qui se célébraient dans les églises, et à tous les festins, collations, soupers, spectacles, veillées et autres divertissemens, sous peine, pour les femmes, d’être reléguées dans un couvent de moines, et, pour les hommes, d’être enfermés dans un couvent de religieuses[1].

Savonarole, dans ses prédications, ne ménageait point les reproches à ses contemporains. « Votre vie, leur disait-il, est une vie de porcs, » et quelque triviale que fut l’apostrophe, elle était en bien des points méritée ; car tandis qu’il s’efforçait de ramoner les Florentins aux mœurs austères des premiers âges chrétiens, un autre courant les emportait en sens contraire. Les vices du monde païen semblaient renaître avec les lettres antiques. Effrayé de cet enthousiasme pour les souvenirs les plus affligeans de la Grèce et de Rome, Savonarole poursuivit les classiques et les remplaça par les pères de l’église. Comme Thomas Connecte et Vincent Ferrier, il proscrivit les jeux de défi, les échecs, les damiers, et ordonna aux Florentins qui s’obstinaient à jouer encore, de ne jouer que des salades au lieu d’argent. C’est ici le lieu de remarquer une fois pour toutes que les salades tiennent une grande place dans les idées de Savonarole. Les divertissemens du carnaval, où des troupes de masques placées sur des chars de triomphe jouaient de petites comédies ou chantaient des chansons d’amour, furent remplacés par des processions. Les Florentins, charmés de la vie étrange et nouvelle que leur imposait le prédicateur, se jetèrent dans la pénitence avec la même ardeur qu’ils avaient portée dans le plaisir. Au lieu de courir, comme par le passé, les bals et les mascarades, ils se réunissaient dans de beaux jardins aux environs de la ville, et là, comme Les moines de Saint-Marc, ils chantaient des psaumes ou dansaient des rondes autour d’une jeune fille représentant la Vierge. L’usage de la viande diminua dans une telle proportion, qu’il fallut réduire les taxes sur les bouchers, menacés d’une ruine complète. Les femmes, simplement vêtues, marchaient les yeux baissés en répétant des prières ; les maris avaient établi de longues trêves dans le mariage, et les nouveaux époux, en quittant la table où ils venaient de célébrer leurs repas de noces, faisaient vœu de vivre dans l’affinité spirituelle des premiers âges chrétiens.

Cependant un changement aussi radical ne pouvait s’opérer sans résistance, et comme Savonarole triomphait plus difficilement des hommes d’un âge mûr, il conçut le projet de favoriser l’établissement de la future Jérusalem en donnant aux enfans une éducation nouvelle. Les bambins et les bambines, dont Fourier tire un si grand parti dans le phalanstère, furent organisés par compagnies dans chaque quartier de Florence, sous la direction d’un chef suprême, et les membres de cette république imberbe se divisèrent en officiers de paix, en juges qui administraient des corrections fraternelles, en quêteurs pour les pauvres et en inquisiteurs. Ces derniers étaient particulièrement

  1. Règlement pour une Société de plaisir. Oeuvres littéraires du Machiavel, Paris, 1851, in-18, p. 367.