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aux vaincus et aux victimes tentèrent de recueillir ses ossemens calcines ; mais la seigneurie ordonna de jeter ces tristes restes dans l’Arno, et Savonarole n’eut pas même une tombe dans cette ville qu’il avait gouvernée avec l’autorité d’un prophète et d’un roi. Buonvicini et Maruffi furent pendus à la même potence et brûlés dans les mêmes flammes.

Dans les premières années qui suivirent le supplice, une réaction violente s’opéra contre la mémoire de Savonarole. On insultait dans les rues les Ferrerais par cela seul qu’ils étaient ses compatriotes, on chantait dans les danses des chansons outrageantes ; mais bientôt, après s’être moqué du prophète, on s’attendrit sur le martyr[1]. Ces taches du sang versé par un arrêt injuste, qui s’attachent au pavé des villes comme le remords à la conscience, reparaissaient ineffaçables sur la grande place où le bûcher s’était dressé, et pendant trois siècles, le jour anniversaire du supplice, la foule venait y prier et y jeter des fleurs. On vendit à Rome des médailles où frère Jérôme était appelé bienheureux martyr. Sous le pontificat de Paul IV, une commission nommée par ce pape déclara ses œuvres irréprochables, et en 1751 Benoit XIV, dans son livre De Servorum Dei béatificatione, le plaça au nombre des serviteurs de Dieu.

La biographie dont nous venons de rappeler les incidens les plus remarquables occupe le premier volume du travail de M. Perrens, travail savant, mais dans lequel, nous le pensons, l’appréciation historique n’est point assez nettement dégagée des faits. Le second volume est consacré à l’examen des œuvres de Savonarole. Ces œuvres comprennent des sermons, des écrits politiques, mystiques et apologétiques, qui sont le commentaire des actes de l’auteur comme prophète, comme organisateur de la république de Florence et comme réformateur des mœurs publiques. Ainsi, dans l’Abrégé des Révélations, Compendium Revelationum, Savonarole donne ce qu’on pourrait appeler le manuel du prophétisme. Suivant lui, les révélations se manifestent sous l’inspiration directe de Dieu par l’intermédiaire des anges, qui tantôt agissent sous une forme sensible, tantôt restent invisibles et n’agissent que sur l’intelligence. On sent, en lisant ces pages étranges, que l’homme qui les a tracées était de bonne foi emporté par l’extase dans les plus hautes régions du mystère et de l’inconnu, et qu’il vivait sous le coup d’une hallucination perpétuelle. Il voyait des anges monter de la terre au ciel et descendre du ciel sur la terre, des épées nues traverser les nuages, des croix éclatantes briller dans la nuit, des mains sans bras s’étendre comme pour bénir ou menacer. Il raconte même, qu’un jour son âme abandonna son corps, et que, rendue à sa pureté première, comme si la mort avait brisé ses liens terrestres, elle parcourut les sphères infinies et fut initiée à tous les secrets du monde invisible. Après avoir cherché à démontrer la persistance

  1. Savonarole, à qui on attribua après sa mort le don des miracles, reçut l’hommage d’une foule de poètes. Voici un échantillon de ces hommages poétiques : c’est la traduction d’une épitaphe latine de Flaminius :

    Pendant qu’un feu cruel ton corps, père, consume.
    Religion pleurait ses cheveux arrachant ;
    Pleurait, las ! et disait : Pardon, brasier ardent,
    Pardon, las ! c’est mon cœur en ce brasier qui fume.