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me faire guider, à travers les corridors de l’église et du couvent, jusqu’à la partie supérieure de l’église appartenant aux Latins, où se trouvait la loge dans laquelle j’étais admis à prendre place; de là je pus contempler à loisir l’incroyable profanation dont une superstition aveugle souille chaque année des lieux chers à toute la chrétienté. La vaste rotonde au milieu de laquelle repose la sainte tombe était remplie d’une cohue hurlante, glapissante, s’agitant en tous sens. Un bal de l’Opéra, alors que la foule des danseurs se rue dans un galop infernal commandé par le bâton magistral de Musard, peut seul donner une idée de cette scène de paganisme et de folle adoration. Autour des parois du saint sépulcre une bande de gaillards, déguenillés, hauts en couleur, se faisait surtout remarquer par sa turbulence exagérée. J’appris, non sans étonnement, que c’étaient là les claqueurs de la fête, des gens payés par les prêtres grecs pour ranimer l’enthousiasme de la foule, lorsque la fatigue des membres et de la voix amenait quelques instans de silence et de repos au milieu de cette étrange assemblée. Les autres parties de l’église présentaient un spectacle plus calme, mais non moins curieux. Dans la partie de la galerie supérieure réservée aux Grecs, dans les corridors, dans les niches, partout où se trouvaient quelques pieds carrés de surface plane, étaient groupées des familles entières, hommes, femmes et enfans, établies là comme dans un campement. L’usage impose en effet aux pèlerins curieux d’accomplir les cérémonies du pèlerinage dans toute leur rigueur l’obligation de rester dans l’église du Saint-Sépulcre, sans en sortir, du jeudi-saint au jour de Pâques. l’on boit donc, l’on mange, l’on fume, pendant trois jours, dans l’église du Saint-Sépulcre, tout comme on pourrait le faire dans quelque khan de l’Asie-Mineure, et les pèlerins, après avoir accompli ces graves devoirs, se mettent en route, bien persuadés qu’ils ont beaucoup fait pour leur bien-être en ce monde et leur salut dans l’autre.

La partie de la galerie supérieure réservée aux Latins était remplie d’une assemblée cosmopolite dont l’attitude plus digne rappelait toutefois celle du public dans un foyer de théâtre par quelque jour de solennité dramatique. Dans la première arcade de gauche avait été disposée une sorte de tréteau garni de moelleux coussins sur lesquels le pacha de Jérusalem, comfortablement installé, fumait tranquillement. C’était un digne Turc calme et réfléchi, aussi avare de gestes que de paroles, et qui de sa vie ne s’était sans doute trouvé à pareille fête. Près de lui avait pris place le supérieur du couvent de Terre-Sainte, en robe de bure, les reins ceints du cordon de saint François, ses pieds nus reposant dans des sandales jaunes. La noble figure de ce religieux respirait la désolation, et de temps à