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recommandables représentans de l’école française. Cette fois le sentiment de sa grandeur personnelle l’emporta sur la politesse. Les plus simples bienséances eussent voulu qu’il nommât Cherubini ou Boïeldieu : il dit Mozart, comme si, dans ce congrès de célébrités contemporaines, il n’eût pas trouvé un seul nom digne de figurer auprès du sien.

Mais ce fut surtout à Londres, où l’illustre maître se rendit à quelques semaines de là[1], que ces éclairs d’indépendance et de hauteur se firent jour. Rossini se sentait sur le terrain de Brummel, et, sans aller jusqu’à l’impertinence, il prouva du moins qu’il savait comment s’y prendre pour jouer vis-à-vis de la société britannique le rôle périlleux d’homme à la mode. Admis dans l’intimité du roi George IV, il était des petits déjeuners de Brighton. Sa majesté, fort adonnée aux belles-lettres, aimait aussi beaucoup la musique, et daignait même, à ses loisirs, s’escrimer sur le violoncelle. Rossini l’amusait infiniment par son esprit, ses anecdotes, et cette bonne humeur avec laquelle il se mettait au piano sans attendre qu’on l’en priât : bonne humeur dont il ne fallait cependant point abuser, car alors le maestro prenait sur lui de couper court à la séance, ni plus ni moins que s’il eut été au milieu d’un cercle d’artistes. « Sire, dit-il un matin à George IV, qui voulait à toute force le voir ou plutôt l’entendre continuer, assez de musique pour aujourd’hui ! Si votre majesté le permet, nous garderons cet air pour une autre fois. » Comme un de ses amis l’engageait à se tenir en garde contre certaines familiarités qui pouvaient, observait-on, finir par lui jouer un mauvais tour : « Bah ! répondit l’auteur d’Otello, qu’ai-je à craindre ? C’est sans doute en ma qualité d’homme de génie qu’on m’a invité à venir en Angleterre, et comme tel je m’estime l’égal de tout le monde. D’ailleurs j’en ai tant vu de rois, que je commence à me sentir parfaitement à mon aise dans leur compagnie, et je ne sais pas pourquoi je devrais le leur cacher. »

De retour à Paris, Rossini s’y établit indéfiniment. La restauration, à qui du moins on rendra cette justice de reconnaître sa vive et généreuse sympathie pour les arts et ceux qui les illustrent, ne négligea aucun moyen de s’attacher le grand maître. Objet des prévenances

  1. Rossini et sa femme quittèrent Paris en décembre 1823 pour aller remplir un engagement de trois mois qu’ils avaient contracté au prix de 62,500 francs avec l’entrepreneur du King’s-Theater. Bien qu’il se fût engagé à écrire un opéra nouveau, l’insouciant maestro se contenta de présider à la mise en scène de Zelmira. Cette partition, remaniée pour la troisième fois selon le système italien, si accommodant pour la paresse du compositeur, n’obtint pas le succès auquel on semblait pouvoir s’attendre ; l’accueil triomphal était réservé au Barbier de Séville, qui parut sous les auspices de Mme Catalani, circonstance qui changea l’ovation de l’époux en un crève-cœur pour la femme, laquelle avait été peu goûtée dans Zelmira ; mais Rossini prit la chose en philosophe.