Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/908

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’un tort, qui d’ailleurs tenait à son époque, et dont M. de Chateaubriand lui-même n’est pas toujours exempt, je veux parler d’une certaine tendance au romantisme de troubadour. Bientôt autour de l’auteur de Jean de Paris vinrent se grouper Hérold et M. Auber, et successivement l’on eut le Muletier et la Clochette, la Neige et le Concert à la Cour.

Néanmoins cette période, toute gracieuse et spirituelle qu’elle fût, ne répondait qu’imparfaitement aux besoins du temps. Le mouvement romantique avait abaissé toutes les barrières qui jusqu’alors s’étaient élevées entre les diverses littératures. » Plus de Pyrénées ! » avait dit Louis XIV. Les générations nouvelles, enchérissant sur le mot du grand roi, s’écriaient : « Plus de Rhin, ni d’Alpes, ni de Manche ! » De toutes parts le génie étranger se faisait jour. « Invasion des barbares ! » murmuraient alors les retardataires. Gardons-nous de nous montrer injustes et de méconnaître aujourd’hui les bienfaits de cette crise : quand les torrens n’entraînent pas la terre, ils la fécondent. Ainsi de cette noble langue française, où des fleuves inconnus ont passé, et qui, au lendemain de la débâcle, n’en a que mieux senti frémir en elle les germes primitifs ravivés par l’alluvion étrangère. On a beau se récrier, un peu de sang nouveau ne saurait nuire, fussiez-vous même la langue française, et les barbares fussent-ils Shakspeare, Dante, Calderon et Goethe !

La révolution qui partout éclatait, dans les lettres et les beaux-arts, se produisit enfin dans la musique, et M. Auber eut l’insigne bonne fortune de réunir pour la première fois dans la.Muette de Porticii tous ces élémens de poésie et d’histoire, de passions individuelles mêlées à la vie d’un peuple, de couleur locale et d’intérêt dramatique, dont se compose cette chose pleine de contrastes, d’illusion et de fantasmagorie qu’on nomme l’opéra moderne. À la place de l’opéra de concert, dont la tradition s’était perpétuée en Italie depuis Hasse, d’une musique exclusivement destinée à mettre en évidence la prépotente individualité du virtuose, on eut le drame chanté, dans lequel la voix et la bravoure de l’exécutant cessent d’être le but pour n’être plus que le moyen[1], et qui semble se proposer de donner aux masses cette émancipation dont le génie de Mozart dota jadis les forces instrumentales.

  1. Prenez la Muette, Guillaume Tell, Robert le Diable, la Juive, toutes les partitions écrites dans le système français moderne : n’est-il pas évident qu’ici la personnalité du chanteur tient moins de place ? David et Rubini étaient sans doute de plus grands chanteurs que Nourrit, et cependant quelle figure ces artistes d’un si haut rang eussent-ils faite dans son répertoire ? Cest que le virtuose est un être simple qui s’entend à passionner un auditoire par la seule magie de la voix et de l’art qu’il possède de s’en servir, tandis qu’avec le système en question le talent du chanteur doit se compliquer d’une foule d’autres accessoires. Tous les journaux ne s’accordaient-ils pas dernièrement à louer le style que Mlle Cruvelli apporte dans la combinaison de ses costumes ! Qui jamais eût songé à féliciter la Malibran d’un pareil avantage ? Là se trouve la différence des deux principes : dans l’un, tout est subordonné au virtuose, qui dans l’autre devient un simple rouage de la machine, et comme tel subit l’action des mille autres ressorts qui la composent.